Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi

l’épaule, a rugi, assommé son agresseur d’un coup de tête. Nos adversaires sont désormais armés. Le capitaine des portes est allé sonner des renforts. Ils ne vont plus tarder. Je vais devoir engager le fer contre mon ami. Lanteaume se débat en diable, mais il use ses dernières forces, il recule, quitte l’ombre portée des tourelles, se place dans la lumière déclinante du jour. Il doit affronter deux hommes, il en tue un, mais reçoit une nouvelle blessure qui le fait flancher, une main sur sa plaie ouverte, l’autre relevant sa garde, il se tient prêt à essuyer un dernier assaut. Le voici qui se place au dos de son sauveur, derrière nous, de nouvelles forces viennent nous rejoindre, nous allons pouvoir encercler les fuyards, condamnés à se rendre ou à périr sur les lieux. On ne s’évade pas de la Bastille. Je supplie don Juan de baisser les armes. Mais Lanteaume repart au combat, une deuxième sentinelle tombe par sa main, il faut en finir. Ce coup de pointe, cette fente donnée par le brigand d’honneur vaut une révérence. J’ai donné des consignes : il faut garder vivants ces rebelles. Lanteaume peut encore parler, Lanteaume doit conclure sa marche sur terre au bord de l’échafaud. Mais l’homme sait qu’il va mourir, il n’a rien à perdre. Il faut l’achever ou être tué. Cela, mes soutiens le comprennent sans plus d’explications. L’illustre brigand est frappé par deux lames à la fois, il chancelle, et se couche sanglant, en pleine lumière, sur les pavés jaunis du chemin de ronde, la face tournée vers le ciel. Voyant cela, comme satisfait, don Juan remet son glaive. Pour le plus grand soulagement de tous, moi en premier, le terrible adversaire, l’impitoyable duelliste, ne fera pas couler plus de sang, il se constitue prisonnier.
    Une piste
    Amadéor va être conduit en cellule. Je vais incessamment le rejoindre. Mais avant cela, je m’approche de Lanteaume. Il vit encore. Son sang s’écoule par trois plaies à la fois, il est livide, meurtri au-dehors comme au-dedans, son corps a subi les brodequins, les divers supplices de la question ordinaire comme extraordinaire, son cœur a souffert plus de maux encore, mais pourtant ce mourant semble serein. Son regard, tourné vers la voûte des cieux, fixe la course des nuages. Peut-être voit-il, avant de la quitter, l’image même de la vie se dessiner pour lui dans ce tableau toujours changeant. Des masses se forment, puis de cet ensemble compact, des fragments se détachent, prennent leur autonomie, voyagent vers l’inconnu : les attachements sont provisoires, ce qui se noue peut être déchiré d’un instant à l’autre, un vent capricieux dirige la destinée des hommes, une force invisible, mais dominante les façonne à sa guise. Le brigand sourit. Avant de me pencher au plus près de lui, je tourne la tête, je vois ce qu’il voit. Dans le ciel, une nouvelle sculpture apparaît, modelée dans cet argile instable, par une main d’artiste : un cavalier au panache blanc… Un aigle majestueux vole à ses côtés. Oui, là-haut, Lanteaume est attendu. Mais avant de le laisser partir, je dois recueillir ses dernières paroles.
    — Monsieur, de grâce, dites-moi où se trouve le document.
    À cet instant, le brigand tourne la tête, son sourire disparaît. Il tend la main dans la direction de son regard.
    Je me retourne. Un corbeau vient de se percher sur l’un des créneaux du chemin de ronde. L’oiseau pousse un cri et s’envole.
    Une larme coule sur la joue de Lanteaume, que j’observe à nouveau, et deux mots s’échappent de sa bouche, avec son dernier soupir. Ces deux mots sont peut-être la clé de l’énigme :
    — Main-gauche…

Chapitre quatre
    Les confidences d’un ou deux condamnés à mort
    Retour en arrière
    « Les blessés sont secourus, les morts seront ensevelis.
    Je fais rapporter la robe de Son Éminence à son véritable propriétaire, qui patiente en petite tenue, rue Saint-Sauveur.
    Je demande à me retrouver seul avec l’aventurier don Juan de Tolède qui vient de remplacer Lanteaume dans sa cellule et d’hériter de ses chaînes.
    Il a beaucoup de choses à m’apprendre. Avant tout, je dois l’interroger sur ses intentions. Difficile, décidément, de savoir de quel côté se range ce franc-tireur, aux desseins aussi variable que ces nuages en métamorphoses permanentes. Il n’écoute qu’une voix, la sienne. Cette voix lui dictant la route à suivre, le parti à prendre,