Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
délasser la fatigue conséquente au voyage, je vous tends la main.
J’accepte la salutation. L’homme a une bonne poigne.
— Économisez les deniers de votre bourse, monsieur, cette capitale regorge de jolies femmes dont le cœur reste à prendre. L’une d’elles doit vous attendre.
— Heureux augure. Nous verrons bien. Pourquoi pas ?
— Eh bien, au plaisir, monsieur, Paris est grand, mais les bons amis ne cessent de s’y retrouver sans s’être donné rendez-vous. Je me nomme d’Artagnan.
— Enchanté. Fabien Delorme… À bientôt peut-être.
— Oui, à bientôt.
J’ai engagé la conversation avec cet inconnu par curiosité et pour répondre à un pressentiment. L’enquêteur, je le répète, doit tendre l’oreille aux révélations intérieures. Je n’ai pas eu affaire à un personnage ordinaire. C’est une évidence. Il ne faut pas juger du bois par l’écorce, nous en parlions, pourtant, certains signes sont éloquents.
Le visage de ce Fabien Delorme, portant à l’oreille une large boucle d’or, au chef un feutre surmonté d’une longue plume de corbeau, me reste en mémoire comme si je venais de le croiser à l’instant… ce regard qui vous sonde le cœur et les reins n’est pas celui d’un innocent de province, Sire. Les horreurs que l’on contemple un jour, on les garde au fond de soi, mais au moindre remous, le limon remonte à la surface brouillant la clarté du miroir. Tant de cadavres pourtant lestés d’une lourde pierre reviennent flotter sur l’onde ! Oui, les yeux de cet homme sont aussi noirs que son habit de velours épais et de cuir souple est des plus sévères. Sa face au teint cuivré, marquée par la petite vérole, sa face inquiétante et virile est pleine de contraste. Les expressions qui l’animent et la transforment, variables et rapides, tantôt fuyantes, tantôt rieuses, révèlent un caractère singulier mêlant la rude franchise à la ruse sournoise, la force et la veulerie.
Oui, cet individu suspect peut se montrer des plus citadins et relativement ouvert en dépit de certaines précautions, mais sous l’étoffe du voyageur bien gardé (par deux lames au moins, la poignée d’une main gauche dépassait au bas du pourpoint), sous le vernis du soldat de fortune revenu à la vie civile, aux bonnes mœurs, je peux apercevoir l’ombre malfaisante d’un assassin attitré.
Que vient-il faire à Paris ? Qui vient-il occire ? Les questions se pressent à nouveau dans ma tête et font rouler quelques nuages ombrageux au bord de l’horizon.
Mais, en l’immédiat, laissons ce visiteur nous tourner le dos, qu’il aille, le pas léger, découvrir les maisons galantes de Paris, qu’il prenne du bon temps, qu’il s’oublie dans le jeu, le vin et la luxure. Ne cherchons pas à en apprendre davantage… Je l’ai dit et cela se vérifiera, ceux qui doivent se rencontrer, ceux qui doivent se retrouver n’ont qu’à se laisser conduire à la croisée des chemins, par la divine providence ou l’impitoyable fatalité.
Quant à nous, Majesté, et si vous le voulez bien, reprenons notre route…
Première manche
Au lieu de piquer droit vers la taverne où le don Juan me donna rendez-vous, je fais un léger détour. Je veux en effet saisir aupassage le jeune Bastoche, mon troisième œil, et le garder avec moi jusqu’à la nuit tombée. Je le trouve fort heureusement sans avoir à le chercher longtemps dans l’une des rues du sombre quartier des Halles, occupé à quelques tours de passe-passe. Il est entouré d’une compagnie hétéroclite faite de jongleurs, de chiens errants, de faux infirmes, de boiteux suspects, gens sans aveu, mendiants de profession, marauds oisifs et autres étudiants déserteurs…
Ces derniers se concentrent les bras croisés, murmurant ou parlant fort en regardant devant eux, posée sur une planche, une rangée de gobelets. Sous l’un d’eux se cache une paire d’osselets qu’il faut retrouver en se fiant à son nez plutôt qu’à sa bonne vue, les récipients ayant été intervertis sous les yeux des joueurs avec une rapidité croissante. Un classique de l’attrape-nigaud auquel ne résistent que les plus avertis – ses anciennes victimes ayant autrefois assuré le profit de l’illusionniste.
Bastoche rechigne à l’idée d’abandonner des chalands si bien ferrés, et tous ces subsides à venir. Je lui fais miroiter une bonne pistole tout juste frappée pour encourager son dévouement. Il se range au parti
Weitere Kostenlose Bücher