Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
qu’à se servir. Tout cela est joyeux et sonore. On dirait une fresque païenne et paillarde peinte dans la journée du pinceau enflammé de maître Rubens.
Au sein de ce fourmillement bigarré comme un habit d’Arlequin, je reconnais notre menteur, ce sieur Poquelin, rebaptisé Molière. Il est accompagné de sa troupe. Je viens me placer entre lui et Fortunio. Le comédien me présente ses compagnons de jeu – de jeu scénique, car en la présente, chacun se contente d’observer : d’ailleurs, le pot des recettes étant vide, nul ne doit songer à miser sur ces deniers empruntés au fonds de commerce –, je fais ainsi la connaissance d’une femme nommée Madeleine Béjart, la douce amie du brillant farceur. La troupe est désormais bien établie, elle a un nom et un beau nom : L’Illustre-Théâtre. Molière en est le fondateur, semble-t-il.
Intrigué par toute cette débauche de bonne heure, et ce foisonnement de bouteilles, j’interroge Fortunio :
— Votre don Juan semble être le maître du jeu. Il a vite fait fortune.
— L’habit ne fait pas le moine, mais il fait beaucoup.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que l’aubergiste s’est laissé séduire par la riche apparence de notre beau cavalier. Tant de rubans, de satins, de plumes et de lumières lui ont fait croire qu’un prince espagnol lui faisait l’insigne honneur de descendre chez lui pour remplir sa bourse et éblouir sa maison.
— J’imagine en effet que tous ces pots, toutes ces cruches, tout ce vin versé, et tous ces animaux abattus furent…
— … Commandés en confiance et à crédit. Cela, l’aubergiste l’ignore. En vérité, les frais s’additionnent, mais les profits ont du mal à s’établir. Depuis notre arrivée, les joueurs se succèdent et se remplacent. Certains ont pris, d’autres ont donné. Les cartes sont sans cesse redistribuées. La roue de la chance est en pleine révolution. Elle ne fait que tourner, de bas en haut et de haut en bas.
— Ainsi…
— Rien n’est joué encore et cette incertitude fait toute la joie de notre aventurier. Tenez, la table se libère et nos participants tant attendus vont pouvoir prendre place.
— Madame, dit don Juan à l’attention de la jeune épouse, en se levant pour elle, je ne saurais condamner ce voleur qui vous arracha ces pendentifs, ces colliers et ces diamants qui devaient orner votre cou, étinceler à vos mains, briller à vos oreilles…
L’époux veut lui couper la parole, mais don Juan lève la main et ordonne qu’on le laisse finir :
— N’en déplaise à votre époux, ces rivales écartées, nous n’en admirons que mieux l’incomparable ouvrage de la nature : la parure de votre visage, la nacre de votre peau, l’éclat de vos yeux.
— Bravo ! Hourra ! s’écrient les admirateurs du généreux risque-tout.
— Il est gris comme un cordelier, me dit Fortunio. Et les autres ne le sont pas moins.
La jeune femme se montre gênée, elle est en vérité conquise.
Son mari ne s’en aperçoit pas. Quoi qu’il en soit, il ne peut laisser dire :
— Gardez vos compliments de galanteux d’opérette, duc des corneilles, chevalier de la griffe, monsieur le gentilhomme de la courte épée !
L’aventurier se moque :
— Duc des corneilles, chevalier de la griffe, gentilhomme de la courte épée… Diable, avec toutes ces références complétant mes autres duchés de contrebande, me voilà désormais aussi titré qu’un conquérant du Nouveau Monde, ou qu’un bâtard au sang bleu.
On rit dans la salle. Don Juan reprend, du même ton :
— Me voilà votre égal, monsieur… monsieur comment, déjà ?
Voyant que l’autre reste silencieux, le brillant moqueur poursuit de plus belle, en prenant l’assistance à témoin :
— Ah ! J’oubliais, vous retenez votre nom de crainte qu’il ne s’échappe et vous revienne en guenilles, par la rue de la honte, roué et battu dans les couplets d’une chanson à boire !
L’offensé appelle sa garde. Mais son épouse lui commande la prudence, en lui murmurant un conseil à l’oreille. Finalement, pour toute réponse, le vieux mari ouvre son manteau, passe la main au côté et laisse tomber une bourse sur la table.
Les rires cessent, les bavardages s’interrompent, le silence s’installe. Ce ne sont pas les menaces dans l’air qui ont imposé le calme, un calme d’avant la tempête, mais le poids de ce sac d’argent. Le riche adversaire le désigne de la main, sans l’ouvrir
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