Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
trésors cachés derrière les murs. Aussi je puis vous dire sans même avoir besoin de le lire, dit-il en posant sa main sur l’épaule du talentueux jeune homme qui souriait comme un enfant, que ce comédien, qui ferait rire les sourds et les aveugles, garde au fond de ses entrailles l’âme d’un poète. Oui… Il est poète par-dessus tout et peut-être par-dessus tous !
Mais je vois que monsieur Molière va pouvoir changer de registre, dit le don Juan en prenant sur la table une page fraîchement écrite. Car il sait tout faire. C’est un dieu que cet homme ! Voyez, monsieur d’Artagnan, qu’il ne peut être moins puisque comme tout dieu qui se respecte et s’honore, notre homme a le culte de l’amitié. Ce papier qu’il vient de terminer vient venger Hercule qui fut aujourd’hui outragé par deux fois. Par un homme d’abord, et par la femme qu’il aime ensuite. Mais à vous la parole, monsieur Molière, que d’Artagnan sache tout !
L’aventurier Amadéor prend un autre papier pour me le désigner, mais cette fois, du bout des doigts comme s’il touchait une chose infâme.
— Faites-lui lire ce noir billet plein de venin titré Rodrigue l’imposteur …
Don Juan lâche le placard et désigne d’un geste de la main le premier document en poursuivant par ces mots :
— Et ce réquisitoire où vous plaidez au nom de tous les autres, vos frères d’âme.
Le jeune Molière se lève alors que je m’assois, comme s’il allait parler en pleine cour d’assise. Pourtant, hormis don Juan de Tolède, moi-même et une poignée de noceurs ramassés dans un coin, près d’un pichet, sous la lueur falote d’une chandelle expirante, la salle où nous sommes est entièrement vide. Le propriétaire aimerait sans doute fermer boutique et gagner son lit, mais le client est roi et le client paye grassement, rubis sur l’ongle. Amadéor a commandé de nouvelles bouteilles, du vin des îles, ainsi qu’un choix varié d’assiettes gourmandes. Et Molière prend la parole.
“Ce papier que vous voyez, monsieur d’Artagnan, et auquel je réponds, ne dévoile que la surface des choses. Il fut motivé par l’esprit de vengeance.
Le critique qui le signe voulut hier au soir présenter ses hommages à Chimène. J’étais présent, à ses côtés. Nous étions ici même. Une bonne part du public de l’hôtel de Bourgogne nous avait suivis de la porte du théâtre au pied du cabaret, noir de monde. Hercule s’était absenté de notre table pour chercher du vin. Reconnu, il était retenu ici et là, on le complimentait. Profitant de cette absence pour occuper la place du vainqueur , notre critique ne tarissait plus d’éloges. Chimène était portée aux nues. Elle avait laissé percer du génie, elle avait porté seule la pièce au triomphe.
Celle-ci n’allait pas démentir. Il était évident, pour ceux qui restaient en retrait, avec moi, que ce flatteur cherchait à lui plaire. S’il appréciait le talent de notre comédienne, il admirait bien davantage et de tous ses yeux ces monts que laissait apercevoir l’ouverture de ce corsage… Il se retenait d’y porter la main et d’y poser les lèvres.
Je ne sais si notre Chimène était sensible au charme de cette figure au teint d’albâtre, mais elle devait savoir quelle référence prenait le soin de s’adresser à elle. Elle regardait le bonhomme comme à travers une boule de cristal : son avenir était là, brillant ou condamné, tout dépendait de sa réaction.
Moins concerné, je voulus prendre la défense de mon ami, car le jeu du critique ne variait pas.
— Mais enfin, monsieur, dis-je, ne pensez-vous pas que si mademoiselle fut excellente, c’est parce qu’en face la répartie fut à la hauteur ?
L’autre me toisa et me répondit aussitôt :
— Mais de quoi vous mêlez-vous ? Qui êtes-vous ? Un auteur ? Celui d’une petite tragédie sans doute ?
Le drôle m’offrait une occasion de prendre la parole et de lui tenir tête, je n’allais pas la manquer.
— Non, monsieur, dis-je en saluant le verre à la main, je suis un trublion, je fais rire les indigents, les passants, les manants, le vulgaire, la foule. La tragédie, monsieur, le peuple de France s’en nourrit du matin au soir, du berceau à la tombe. Peste, famine, révolte, épidémie, guerres et pillages… voilà son pain quotidien. Ce peuple, mon unique désir est donc de le bien divertir. Je veux lui faire oublier ce que les caprices du Ciel et le passage des
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