Don Juan
par tous les diables d’amour, évitons le ridicule ! Que me veut cet imbécile ?
Et Bel-Argent, s’inclinant très bas, disait :
– Le seigneur Juan Tenorio pourrait-il m’apprendre ce qu’est devenu mon maître ?
– Que dit-il ? s’écrièrent la tripière et la marchande de flans.
– Où prend-il Juan Tenorio ? grommela dame Dimanche.
– Juan Tenorio ? balbutia Denise en qui, soudain, se levèrent d’étranges soupçons.
Don Juan qui eût accueilli le bourreau par un éclat de rire, don Juan qui eût dégainé devant dix sergents de la prévôté chargés de l’arrêter, don Juan demeura atterré devant Bel-Argent. Et en lui, ce fut de l’épouvante lorsque, tout naturellement, Bel-Argent ajouta avec le plus aimable sourire :
– Seigneur Juan Tenorio, à défaut de mon maître, je vous jure que j’ai le plus pressant besoin de rencontrer votre valet, le bon Jacquemin Corentin…
– Hé ! s’écria don Juan livide, que veux-tu dire, misérable ? Ne sais-tu pas que Jacquemin de Corentin, c’est moi-même !
Bel-Argent sursauta, se frotta les yeux, puis dans le grand silence qui s’appesantit soudain :
– Vous, monseigneur ! Allons donc, je n’ai pas la berlue, par le pape et les saints ! Vous êtes le noble Juan Tenorio et Jacquemin Corentin, ce bélître avec son nez n’est que votre valet. Aurait-il eu l’audace de se faire passer pour vous, et l’auriez-vous chassé ? En ce cas, je suis tout prêt à le remplacer, car…
Bel-Argent eût pu continuer longtemps sur ce ton. Personne ne l’écoutait plus : ni Denise qui venait de s’évanouir dans les bras de sa mère, ni dame Jérôme Dimanche qui poussait des cris à fendre l’âme, ni les bonnes voisines qui faisaient un tapage assourdissant et criaient : « Au feu ! À la hart ! À l’imposteur ! » Ni enfin don Juan qui, la tête basse, ramassé sur lui-même, se demandait s’il n’allait pas se plonger à l’instant un fer dans le cœur, ou s’il ne valait pas mieux, au contraire, l’enfoncer dans la poitrine du misérable Bel-Argent…
Toutes réflexions faites, il se décida pour ce dernier expédient, se disant qu’une fois Bel-Argent mort, il arrangerait tout avec quelque adroit mensonge.
Il dégaina donc, et se rua sur l’infortuné Bel-Argent, en criant plus fort que les commères :
– Oui ! oui ! À la hart ! À l’imposteur ! Ah ! lâche imposteur ! Je vais t’apprendre qui est Juan Tenorio, et qui est Jacquemin de Corentin !…
À ce moment, la pauvre petite Denise reprenait les sens, et elle entendit, oui vraiment, en cette affreuse minute où se jouait cette comédie qui, pour elle, était impitoyable tragédie, elle entendit Bel-Argent hurler :
– Par la tête ! Par le ventre ! Par les tripes ! Je connais Jacquemin Corentin, je pense. Il est assez reconnaissable à son nez ! Mesurez votre nez, seigneur Tenorio, mesurez-le ! Et dites-moi si vous avez le nez de Jacquemin Corentin !
– Plus de doute ! murmura Denise. Ce nez, je l’ai vu, moi ! J’en ai ri, malheureuse ! Ah ! Je comprends maintenant les paroles et l’attitude de l’homme au nez ! Jacquemin Corentin, c’était lui !…
Et Denise, à nouveau, se laissa aller dans les bras de sa mère rugissante, tandis que les commères, ongles et griffes au vent, se jetaient sur don Juan, manœuvre soudaine qui sauva la vie de Bel-Argent, car entre don Juan désespéré et Bel-Argent ahuri, comprenant moins que jamais, se dressa le rempart mouvant des furies hurlantes…
En deux bonds, Bel-Argent se trouva dans la rue et se mit à détaler comme s’il eût eu tous les diables à ses trousses.
Ce qu’il fuyait, ce n’était pas la rapière de don Juan : il en avait vu bien d’autres, il était de taille à se défendre, et une lame d’acier, si aiguisée qu’elle fût, n’était point pour l’effrayer. Non. Ce que fuyait Bel-Argent, c’était le cauchemar de cette aventure. Tout en courant, il se tenait les cheveux à pleines mains.
– Je ne comprends pas ! bégayait-il. Je ne comprends plus rien à rien ! C’est la soif, c’est la faim. Je suis fou. On va me happer. On va crier au fou ! Je vais être enfermé !
Bel-Argent pourtant finit par s’arrêter, et il constata, non sans quelque secret plaisir, qu’il s’arrêtait justement devant l’auberge du Bel-Argent. Il se gratta le menton, remit un peu d’ordre dans ses pensées, se donna le temps de souffler et
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