Don Juan
L’intendant du palais parut. Et il prononça ceci :
– Faveur d’un pressant entretien est demandée à Christa d’Ulloa par dona Silvia, ÉPOUSE DE TRÈS NOBLE JUAN TENORIO.
Le formidable coup de foudre frappa Christa en plein cœur. Tout s’abolit en elle en un fracas de cataclysme. Elle resta debout. Mais elle n’eut ni un soupir, ni un frisson, ni rien qui laissât l’illusion de la vie. Seulement, cette sensation s’installa en elle qu’une cloche, dans sa tête, sonnait à toute volée, et, parmi les sanglots de l’airain, elle ne distinguait que ces mots : Épouse de Juan Tenorio ! épouse de Juan Tenorio ! épouse de Juan Tenorio !
De son regard étrangement dilaté, en une brume de rêve, avec la subconscience qu’elle allait s’éveiller à une réalité consolatrice, elle vit là Nina et Elvira, livides apparences reflétant sa propre horreur, elle vit Léonor toute blonde dans une nuée de feu… et, surgissant de la porte, cette funèbre chose noire, ce spectre vêtu de deuil… la mort !… l’épouse qui venait… s’avançait… s’arrêtait près d’elle.
– Épouse de Juan Tenorio ! épouse de Juan Tenorio ! sanglotait la cloche dans la tête de Christa rigide.
Léonor, vaillante et prompte, se jeta devant elle, et déjà son cœur intrépide tentait désespérément d’espérer que peut-être… ah ! peut-être le Juan de l’épouse n’était-il pas le Juan de la fiancée.
Dans les yeux limpides de la vierge, Silvia lut cette vacillante pensée.
– Il n’y a pas deux Juan Tenorio !… dit-elle lentement.
Avec une irrésistible douceur, elle écarta Léonor.
– S’il y a doute, ce doute tombe, car voici midi. Voici l’heure où, tous les jours, don Juan passe sous ses fenêtres… Regardez… voyez… le voici !… Christa d’Ulloa, reconnaissez-vous celui que, demain, dans la chapelle du couvent de Saint-François, vous devez épouser ?
Juan Tenorio apparaissait dans la rue. Et tandis que l’horloge, un à un, dans l’effroyable silence, laissant tomber ses douze coups graves et lents, il passait, léger, gracieux, étincelant de jeunesse et de vie… Un instant, moins d’un instant, il s’arrêtait, levait les yeux ; et nul, sinon l’amante, n’eût pu comprendre que son sourire à peine esquissé murmurait : Je t’aime !…
– Moi, je le reconnais, achevait dona Silvia. C’est lui l’époux qu’il y a un an je me suis donné dans Santa-Maria de Grenade.
Léonor se couvrit le visage de ses deux mains. Elvira, avec un grand cri, s’enfuit en courant, sans savoir. La Nina, dans un coin, s’effondra sur ses genoux et se mit en prières.
– Épouse de Juan Tenorio ! Épouse de Juan Tenorio ! sanglotait la cloche dans la tête de Christa rigide.
Quelques jeunes filles passèrent en chantant et on entendit leurs frais éclats de rire.
Don Juan n’était plus là…
Léonor se sentit touchée au bras. Elle ouvrit les yeux et vit que dona Silvia lui présentait un parchemin.
Brave jusqu’au bout, obstinée à elle ne savait quel suprême espoir, elle le saisit, et mot par mot, avec une attention concentrée, elle se mit à le lire.
Et, authentifiée par le sceau de l’archidiacre de Santa-Maria, portant la signature de sept gentilshommes de Grenade, c’était l’attestation du mariage de don Juan Tenorio avec Silvia Flavilla, comtesse d’Oritza, célébré en toute intimité à l’autel de San-Pedro, le 14 octobre de l’an 1538.
Léonor baissa la tête… elle était vaincue. De ses doigts tremblants, la feuille s’échappa, tomba et resta là, sur les dalles…
Alors, dans un geste d’une indicible noblesse, dona Silvia leva le long voile de crêpe qui la couvrait, et l’auguste beauté de ses traits apparurent parmi les dévastations de la douleur. Dans les yeux qu’elle fixa sur Christa, il n’y avait pas d’autre sentiment que l’aube d’une sublime pitié…
– Ce n’est pas moi que je suis venue défendre… ni vous, Christa d’Ulloa… c’est lui ! c’est lui que j’ai voulu défendre… le défendre du sacrilège que demain il eût consommé… le défendre des supplices qui l’attendaient en ce monde et de l’éternel châtiment qu’il se préparait dans l’autre…
Elle s’arrêta. Puis, dans un effrayant sourire, exhalant sa détresse et son amour… oui, son indestructible amour tout-puissant dans l’agonie de son cœur :
– Il est sauvé… Adieu, Christa d’Ulloa !
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