Douze
habitants s’enfuient de leur maison et restent sur la route pour regarder. Et pendant ce temps, les flammes ont progressé dans la rue de moins de la largeur d’une seule maison. Le brasier se déplace aussi lentement que la marée, mais avec la même détermination. Le plus grand risque pour les spectateurs n’est pas les flammes ou la fumée, mais la possibilité qu’un bâtiment tout entier s’effondre vers l’extérieur, dans la rue, écrasant ceux qui se tiennent là bouche bée.
Là où je me trouvais, parmi les ruines, cette scène de brasier s’était déroulée plusieurs heures ou même plusieurs jours auparavant. Ailleurs dans la ville, elle avait lieu en ce moment même. Dans les décombres de certaines des maisons plus grandioses – plus grandioses avant que l’incendie ait remis au même niveau les maisons des riches et des pauvres –, des silhouettes accroupies fouillaient parmi les débris, cherchant à récupérer tout ce qui pouvait avoir de la valeur. Certaines familles riches avaient laissé derrière elles leurs plus beaux bijoux, cachés sous une latte de plancher ou derrière un mur lambrissé. Mais ils ne pouvaient pas les dissimuler à l’incendie. Les parquets et les murs disparus, tous ces objets tombaient au sol. Les pierres précieuses survivaient aux flammes, intactes ; les métaux précieux fondaient et se recomposaient, mais perdaient peu de leur valeur dans le processus. Les charognards qui les ramassaient risquaient de se brûler les doigts sur les braises, mais ils considéraient que c’était un prix acceptable à payer. D’autres étaient plus malins et envoyaient leurs enfants assurer les fouilles.
Plus intelligents encore étaient ceux qui partaient en quête non de richesse, mais simplement de subsistance. Dans les jardins potagers – accessibles depuis la rue maintenant que les maisons auxquelles ils appartenaient autrefois avaient été rasées –, des hommes, des femmes et des enfants cherchaient à tâtons les quelques choux et pommes de terre pourrissants qui restaient, qu’ils mangeaient crus immédiatement ou qu’ils cachaient dans leurs manteaux pour les savourer plus tard. Alors que les Russes fouillaient aussi bien l’intérieur pour y trouver des bijoux que l’extérieur pour de la nourriture, les troupes françaises ne songeaient pas à la famine et se focalisaient, dans leur pillage, sur ce qui était traditionnellement précieux. Dans les semaines à venir, nombre d’entre eux découvriraient qu’ils échangeraient avec bonheur un rubis contre une betterave, ou un diamant contre une pomme de terre. Quelques-uns s’accrocheraient à jamais à leur butin, se berçant jusqu’au bout de l’illusion qu’un homme riche ne peut jamais souffrir de la faim.
Nous étions jeudi et notre lieu de rendez-vous était donc la porte de la Résurrection, l’entrée nord de la Place Rouge. J’arrivai peu après 20 heures, presque une heure avant l’heure prévue pour notre rencontre. Le soleil s’était déjà couché et, pendant que j’attendais, contemplant les icônes de mosaïque battues par les vents, au-dessus de chaque arche de la porte, j’étais soulagé que les incendies ne soient pas arrivés aussi loin – du moins, pas encore.
Une icône représentait saint Georges, le saint patron de la ville, dardant sa lance à travers la gueule de son monstrueux ennemi, le dragon étalé, les ailes déployées, presque suppliant, sous les sabots de l’étalon du saint. Cela semblait une conclusion incontestable : le bien, comme il est juste et approprié, triomphant du mal. Mais était-ce vraiment tout ? Le dragon avait enroulé sa longue queue serpentine autour de la patte arrière du cheval. Était-ce juste une dernière contorsion due aux souffrances de la bête en train de mourir, ou le dragon avait-il fomenté un plan pour désarçonner son ennemi et, contre toute probabilité et en contradiction avec la légende, dévorer le saint ? L’icône n’illustrait qu’un unique instant. Nous ne pouvons voir ni comment le dragon et le saint en étaient arrivés à cette confrontation, ni comment celle-ci allait se résoudre. Pour le découvrir, nous ne disposons que des récits mythologiques, écrits par les hommes et non par les dragons.
Avec un sourire, je m’autorisai le plaisir de me représenter moi-même – Alexeï Ivanovitch Danilov – en saint Georges moderne, sauvant Moscou d’une nouvelle engeance de monstres qui la menaçaient. Ce
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