Douze
n’étaient pas des dragons, mais la pensée me revint qu’ils avaient été amenés ici par Zmiéïévitch, le fils du dragon. Était-ce son père que Georges avait tué ? Avait-il conduit les Opritchniki à Moscou pour prendre sa revanche ? Je ris à haute voix du cheminement qu’avait choisi mon imagination, puis je jetai un coup d’œil alentour : personne n’avait pu m’entendre. Je me demandai à quoi ressemblerait une icône me représentant, bataillant contre Matfeï et Varfolomeï dans cette cave. De nouveau, les iconographes ne seraient en mesure de ne capturer qu’un instant. Ils ne montreraient pas que c’était moi qui avais, en partie, invité les monstres dans la ville, non plus qu’ils ne pouvaient montrer, en l’état actuel des choses, la scène finale de l’histoire. Quand et comment sentirai-je la queue de serpent s’enrouler autour de ma cheville et me conduire à ma perte ?
— J’ai l’impression de ne pas t’avoir vu depuis bien longtemps, Alexeï Ivanovitch.
Je me retournai. C’était Dimitri. Cela faisait six jours que je lui avais parlé, et j’avais alors ressenti à son égard une haine que je ne pensais jamais pouvoir surmonter. Celle-ci avait commencé à s’estomper presque immédiatement, mais ç’avaient été six longs jours et désormais mon opinion à son égard était suspendue à une simple question : savait-il déjà ? Je travaillais aux côtés des Opritchniki depuis quelques semaines et, bien qu’il y ait eu de nombreuses petites choses qui m’avaient mis mal à l’aise à leur sujet, ce n’était que lorsque j’avais vu Matfeï dans cette cave – en fait, un peu plus tard, lorsque j’avais vu son corps tomber en poussière – que j’avais su avec certitude ce qu’ils étaient. Dimitri les connaissait depuis bien plus longtemps. Se pouvait-il que la vérité lui ait échappé ? J’avais soupçonné, dès le départ, qu’il nous cachait quelque chose au sujet des Opritchniki, mais jamais quelque chose de cette ampleur. Peut-être avait-il ses propres soupçons et les avait-il écartés, les trouvant ridicules. S’il était effectivement au courant, je n’avais alors aucune idée de ce que je devais lui dire. S’il ne l’était pas, il devait être averti.
Mais lorsque je le regardai, je me forgeai une autre certitude. C’était simplement ce bon vieux Dimitri, un homme d’une simplicité fiable, presque banale. Il n’était pas conscient de vivre dans un monde de vampires. S’il avait été au courant à leur sujet, cela l’aurait changé et je l’aurais su. Je m’avançai vers lui et l’embrassai chaleureusement.
— Oh, Dimitri ! marmonnai-je contre son épaule.
Il tressaillit. Il semblait que six jours aient fait davantage pour guérir mon opinion à son égard que pour soigner les blessures physiques que je lui avais infligées lors de notre dernière rencontre.
Je reculai d’un pas.
— Est-ce que tu vas bien ? lui demandai-je.
— Cela fait encore un peu mal, répondit-il sans amertume. Tu savais ce que tu faisais. (Je crois que c’était censé être un compliment. Il m’observa intensément et son visage afficha sa préoccupation.) Je te retourne la question. Est-ce que toi tu vas bien ?
— J’ai été… occupé.
— Tu as une mine épouvantable. As-tu dormi ? As-tu mangé ?
Au cours des derniers jours, je n’avais pas pensé à étudier ma propre situation. J’avais acheté de la nourriture, à des prix grotesques, sur les marchés lorsque j’en avais eu l’occasion. J’avais dormi, mais mon repos avait été perturbé lorsque j’avais ajusté mon sommeil de façon à le synchroniser avec celui de l’ennemi ; non pas les Français, mais mon nouvel ennemi, les Opritchniki. Mon corps était encore douloureux des contusions occasionnées par mes rencontres avec Varfolomeï et Matfeï. Je ne m’étais pas lavé. Je n’avais pas changé de vêtements. J’avais dormi tout d’abord dans une étable, puis dans une crypte. Depuis des jours, je n’avais pas trouvé le moindre miroir dans lequel me regarder, mais l’expression de Dimitri était un miroir suffisant.
Dimitri fouilla dans sa poche et en sortit un bloc de quelque chose, enveloppé dans du papier. Il me l’offrit. C’était du fromage. Je m’assis, tournant le dos à la porte de la Résurrection, et le mangeai avec une faim que j’avais ignorée jusque-là.
— Je n’aime pas pavoiser, dit Dimitri en s’asseyant à côté de moi. Mais
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