Douze
si l’on reste proche de son centre. Personne ne peut approcher sans être vu ; personne ne peut arriver à portée de voix. Les cachettes les plus proches seraient au milieu des étals de marché et des boutiques sommaires qui entouraient le périmètre de la place et qui – à mon sens – nuisaient à sa grandeur. Personne ne faisait de commerce à cette heure et les échoppes qui n’avaient pas encore brûlé étaient abandonnées. Nous étions libres de parler en privé. Une voix forte pouvait résonner d’un bout à l’autre de la place, mais nul ne pouvait entendre un murmure sinon ceux à qui il était destiné.
Je pris conscience que je devais être prudent quant à ce que je leur disais – plus particulièrement, ce que je disais à Dimitri. Si la véritable nature des Opritchniki n’était pas une grande surprise pour lui, la découverte de mes deux meurtres pourrait le choquer davantage. Je n’étais pas sensible au point de m’inquiéter de choquer Dimitri, mais j’étais assez certain qu’il allait tôt ou tard révéler aux Opritchniki ce que j’avais fait. Et cela, je pouvais m’en passer.
Je leur racontai la façon dont j’avais suivi Foma. Peu de chose dans mon récit pouvait contribuer à la condamnation que je portais sur eux, mais cela décrivait les motivations qui seraient ultérieurement celles Matfeï. Je leur relatai ensuite ma poursuite de Matfeï et ce que j’avais vu sous la taverne : la façon dont il avait déchiré la gorge de ce Français avec ses dents et les blessures que j’avais trouvées sur le corps lorsque je m’étais approché. Après cela, je dus rester proche de la vérité, mais ne pas tout révéler.
— Je l’ai suivi plus loin, poursuivis-je, jusqu’à une autre cave, au nord de Tverskaïa. J’ai attendu à l’extérieur et, rapidement, j’ai vu Varfolomeï arriver. J’étais déjà assez sûr de ce à quoi j’avais affaire et j’ai donc attendu jusqu’à ce qu’il fasse complètement jour avant de les suivre en bas. À l’intérieur, je les ai vus. Ils dorment dans des cercueils. J’ai pu les observer d’assez près pour voir leurs dents. Les histoires que l’on entend sont vraies : ils ont des crocs comme des loups.
La preuve la plus évidente de la nature de ces créatures résidait, naturellement, dans la façon dont ils étaient morts, mais je n’étais pas en mesure de révéler cette partie de l’histoire. Au lieu de cela, j’improvisai. Matfeï et Varfolomeï n’étaient pas en position de me contredire.
— Ils se sont réveillés et sont venus vers moi. Je ne sais pas s’ils allaient m’attaquer, mais je me suis éloigné, repassant la porte, vers la lumière. Ils se sont arrêtés, comme si la porte constituait pour eux une barrière. Ils n’ont pas osé entrer dans la lumière.
J’étais néanmoins face à un problème. Leur crainte de la lumière n’était pas suffisante pour convaincre Vadim du genre de créature qu’ils étaient. Je les avais vus face à face – ce qui avait été suffisant pour moi – mais, sans décrire comment ils étaient effectivement morts, quelles preuves avais-je ? Je réalisai que la meilleure façon de condamner des hommes morts était aussi la plus traditionnelle : prétendre qu’ils m’avaient tout avoué.
— Ainsi je me suis senti plus en sécurité, et nous avons commencé à parler, poursuivis-je. Ils n’ont pas honte de ce qu’ils sont ; ils l’ont spontanément admis. Ils ne comprenaient en quoi cela me choquait.
La réaction que je décrivais était, de fait, proche de celle que Dimitri avait affichée quelques instants plus tôt, mais j’aurais parié qu’ils auraient réagi ainsi si je leur en avais donné l’occasion.
— Et tu les as crus ? demanda Vadim, comme si j’étais un imbécile. (Je me tournai vers lui, mon visage exprimant quelque peu mon indignation.) Je ne me serais pas attendu à une telle crédulité de ta part, Alexeï.
— Je ne suis pas crédule.
— Oh, allons ! (Vadim éleva la voix, puis se radoucit, observant alentour au cas où il aurait été entendu.) D’un côté, je peux accepter que toutes ces bêtises auxquelles les paysans croient à propos des morts s’élevant de leurs tombes et s’abreuvant du sang des vivants – des choses qu’aucun homme intelligent n’a soutenues depuis des siècles – soient vraies, ou alors croire qu’un de mes officiers s’est fait piéger par deux mercenaires étrangers dotés d’un sens
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