Douze
jusqu’à présent je trouve que c’est l’une des missions les plus faciles qu’on m’ait jamais confiées. Retrouver les Opritchniki en soirée, avoir une discussion rapide, et ensuite les laisser faire. Ils font bien plus de ravages que nous ne pourrions jamais en causer.
— Oui, dis-je avec énergie, en mâchant une bouchée de fromage. Et j’ai découvert pourquoi.
— « Pourquoi » ? En quoi y a-t-il un « pourquoi» à ce sujet ?
Je le regardai gravement, me demandant si j’avais les mots pour expliquer ce qui serait – et qui avait été pour moi jusqu’à récemment – inconcevable. Les mots dont nous disposons pour parler de ces choses sont ceux que l’on utilise pour raconter des histoires, non pour transmettre la vérité. Je me rappelai la façon dont Vadim m’avait annoncé que Max était un espion. Il me fallait lui parler franchement.
— Ils ne sont pas humains, Dimitri. Ce sont des monstres. Ils tuent afin de pouvoir se nourrir de la chair de leurs victimes.
Ce fut un soulagement d’en parler. Tant que mes pensées restaient inexprimées, mon équilibre mental était suspendu au fil fragile de cette vérité. En les dévoilant, je fus de nouveau certain que cette connaissance était réelle, étrangère à mon esprit, et non le fruit de mon imagination.
Dimitri resta de glace : ni choqué ni incrédule, et pourtant il semblait comprendre. Pour dissiper le moindre doute, je décidai d’utiliser le mot que ma grand-mère avait prononcé avec peur, mon père avec mépris. J’employai le terme avec précision.
— Dimitri, ce sont des voordalaki.
Dimitri secoua la tête, comme sous l’effet d’un spasme momentané.
— Et alors ? demanda-t-il. Nous nous battons aux côtés de Prussiens, d’Autrichiens, d’Anglais. Nous ne nous préoccupons pas de qui ils sont, tant qu’ils sont de notre côté.
Il n’avait même pas pris la peine de me demander comment j’étais au courant. Ce que je lui avais dit relevait de la superstition ridicule et sa réaction n’était pas de le nier, mais de le dénigrer. Il ne me disait ni « Ne sois pas ridicule » ni « Ne sois pas sentimental ». Il apparut soudainement évident que je m’étais trompé à son égard.
— Alors tu savais ? lui demandai-je.
— Oui, je savais. (Sa réponse était dédaigneuse, mais qu’il ait besoin d’en dire plus montrait qu’il était également sur la défensive.) Je savais qu’ils étaient les tueurs les plus accomplis que j’aie jamais rencontrés. Je savais que mon pays était menacé d’invasion. Je savais qu’ils pouvaient tuer une dizaine de Turcs où tous nos fusils et canons n’en tueraient qu’un. Je savais que nous avions besoin d’eux et surtout, Alexeï, je savais que nous pouvions leur faire confiance. C’est pour notre pays que nous nous battons, ce n’est pas le moment d’être pointilleux sur la façon de se battre. Les Français en feraient autant, mais c’est nous qui sommes chanceux : ils travaillent pour nous et ils font ce que nous leur disons de faire. Si nous leur demandons de ne tuer que des Français, alors ils ne tuent que des Français, et par centaines.
Nous fûmes interrompus par une troisième voix.
— Ils ont tué Maxime. (C’était Vadim qui avait pris la parole, sortant de l’ombre. J’ignorais depuis combien de temps il écoutait.) Il était russe.
J’aurais préféré que ce ne soit pas le cas, mais il était bien trop facile de réfuter cet argument.
— Ils ont tué Maxime avec notre consentement, répondis-je. Il ne valait pas mieux qu’un Français.
Vadim hocha la tête d’un air grave.
— Peut-être que tu devrais me dire tout ce que tu as découvert, dit-il. Dimitri Fétioukovitch a peut-être ses propres raisons de se fier aux… (il hésita à employer un mot si superstitieux) voordalaki , mais j’ai besoin d’être un peu plus convaincu.
L’arrivée de Vadim avait si rapidement pris la tournure d’une discussion que je n’avais pas eu l’occasion de le saluer, comme je l’avais fait avec Dimitri, avec l’affection qui s’était accumulée en moi ces derniers jours. Mais, s’il y avait eu un moment approprié, il était maintenant passé.
— Je te raconterai, dis-je. Mais nous ferions mieux de marcher. Les Opritchniki peuvent arriver ici à tout moment.
Nous marchâmes sur la Place Rouge. Lorsqu’elle est presque vide, comme c’était le cas en cet instant, c’est un endroit parfait pour une conversation privée,
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