Douze
dévalisées par les envahisseurs français, mais cet endroit demeurait funestement habitable, presque accueillant. Cela corroborait l’idée selon laquelle le bâtiment était en quelque sorte « béni », protégé de quiconque oserait le dépouiller. De fait, certaines des chambres semblaient avoir trop de meubles, comme si quelques-uns avaient été déplacés ici pour faire de la place dans d’autres pièces de la maison. Le seul signe de bouleversement sérieux – quelque peu incongru – était la disparition de lattes de parquet dans un certain nombre de pièces, m’obligeant à progresser sur les solives.
Cela me rappela soudainement la maison de ma grand-mère. Ces appartements-ci, à l’instar de nombreuses pièces chez elle, étaient inhabités, mais aucune tentative sérieuse n’avait été menée pour les fermer ou pour en protéger ou vider le contenu. Pour ma grand-mère, ç’aurait été un aveu de son déclin que d’abandonner les pièces inutilisées de sa maison. Pour les occupants de celle-ci, c’était probablement davantage une question de paresse que de fierté. Ici, devinai-je, comme dans la maison de ma grand-mère, il devait y avoir une ou deux pièces au cœur du bâtiment, où séjournaient ses résidents. Mais, contrairement à un autre visiteur d’une autre maison de grand-mère – dans une histoire que ma propre aïeule m’avait racontée –, je ne trouverais pas un loup en ces lieux, mais quelque chose de bien pire.
J’entrepris de gravir l’escalier. Les ombres projetées par ma lampe à travers la balustrade créaient des formes étranges sur les murs du corridor de l’étage. Soudain, j’entendis un bruit de froissement et quelque chose s’enfuit dans le couloir, se réfugiant dans un coin.
J’élevai la lampe et scrutai dans la direction où la chose avait disparu. C’était un rat, pétrifié dans l’angle, l’air presque pitoyablement effrayé, les yeux semblables à des perles reflétant la flamme de la lampe. Jetant un coup d’œil alentour, je pus constater à des reflets similaires qu’il y avait ici des dizaines de rats, chacun signalé par la même paire de minuscules points de lumière. Cela me parut particulièrement étrange. Je n’avais pas observé de rats au rez-de-chaussée, ni même dans la cave. Pourquoi auraient-ils tous choisi de se rassembler ici au premier étage ? Qu’est-ce que ces yeux fixes et brillants, me demandai-je, avaient bien pu trouver ici qu’ils ne pouvaient obtenir en bas ?
C’est à ce moment-là, alors que je progressais dans l’escalier et que ma tête s’éleva au-dessus du niveau du sol, que je remarquai l’odeur. C’était celle d’un charnier. Je pensai immédiatement à la puanteur de l’haleine de Zmiéïévitch, qui était due – je le savais maintenant – aux relents de chair et de sang humains crus, en cours de putréfaction, qui s’élevaient de son estomac. Résistant à mon envie grandissante de vomir, je suivis l’odeur dans une pièce située à gauche de l’escalier. J’entendis le trottinement des rats qui déguerpissaient devant moi. Lorsque je pénétrai dans la pièce, la puanteur se fit plus forte et sa source me fut immédiatement révélée. Sur le sol étaient allongés dix cadavres – portant à eux tous un assortiment d’uniformes français ou de leurs alliés. Ils en étaient à divers stades de décomposition. Sur certains, aucun trait humain ne demeurait identifiable. Sur d’autres, les blessures révélatrices à la gorge, qui trahissaient à la fois la méthode et le mobile de la mort, étaient encore visibles. Entre-temps, elles avaient commencé à se dissoudre en une éponge informe de chair en décomposition.
Je n’inspectai aucun des corps de très près. La lumière de la lampe était faible et s’approcher n’était pas une expérience agréable. Je jetai un regard sur le reste de la pièce. Outre la porte par laquelle j’étais entré, il y en avait une autre qui menait vers une pièce mitoyenne. Avant d’y pénétrer, je regardai en arrière et observai comment, contrastant avec la négligence avec laquelle les corps avaient été profanés par les crocs des vampires, leur agencement était plutôt ordonné. Les dix corps avaient été soigneusement placés en deux rangées, comme s’ils étaient dans une salle d’hôpital. Ce n’était pas différent d’une table de salle à manger dans une imposante demeure telle que celle où je me trouvais. La
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