Douze
vaisselle, les verres à vin et les couverts sont disposés avec un soin méticuleux, mais le convive n’accorde que peu d’attention à la carcasse négligée du poulet qui reste dans son assiette une fois qu’il a mangé.
Ici, je pus comprendre pourquoi certaines des pièces du bas avaient été surchargées de meubles. Il avait fallu faire de la place à l’étage pour conserver ces souvenirs, un peu comme un homme pourrait surcharger une pièce de peintures pour laisser dans une autre l’espace libre pour les têtes empaillées de loups et d’ours qu’il a chassés, sourd aux protestations de son épouse, outrée de voir des choses aussi laides dans sa maison. Ces bêtes empaillées se voyaient toujours attribuer des poses bien plus terrifiantes et agressives que lorsqu’elles avaient été tuées. On ne pouvait en dire autant des corps étalés ici de façon si ordonnée. C’était plutôt leur aspect sans défense, et non leur majesté, qui était mis en valeur par cette présentation. Les Opritchniki ne voyaient pas la moindre noblesse dans leurs proies, et n’avaient pas davantage d’épouses pour modérer leurs goûts en matière de décoration.
L’agencement me révélait autre chose. Il n’y avait que dix cadavres dans la pièce parce qu’elle ne pouvait en contenir plus. La porte menant à la pièce voisine me lançait une invitation. Lorsque je la franchis, j’entendis un bruissement derrière moi : les rats retournaient à leur activité, que j’avais interrompue.
La pièce suivante était plus grande et conservait quelques vestiges de mobilier. Dans un coin, il y avait un fauteuil à haut dossier et, à proximité, un paravent d’allure orientale. Ailleurs, une table, des chaises et un tabouret rendaient cette pièce un peu plus « vivante », même si je grimaçai à cette évocation. Une seconde porte conduisait vers le palier. Les fenêtres, comme celles de toutes les pièces où j’avais pénétré, étaient dissimulées derrière des rideaux épais et lourds. De nouveau, il y avait ici des cadavres, mais la pièce n’était pas encore pleine. Seuls deux d’entre eux portaient des uniformes français et tous deux étaient moins décomposés que les cadavres de l’autre pièce. À côté de ceux-ci, les corps étaient très différents. Ils étaient pauvrement vêtus de nippes ordinaires. De cela et, tout simplement, de leurs visages, je pouvais déduire qu’ils étaient russes. Tel un archéologue, j’avais découvert une division entre deux strates que je pouvais utiliser pour déterminer une date précise : celle à laquelle les Français étaient partis et les Opritchniki avaient choisi de ne pas les suivre, mais de rester ici et de profiter d’un abondant ravitaillement alternatif.
Il y avait sept cadavres russes dans la pièce. Les soldats étaient naturellement tous des hommes, mais, quand les Opritchniki étaient passés aux civils, ils n’avaient pas affiché la moindre discrimination quant au sexe. L’un des corps était petit, à peine plus grand qu’un enfant. Sa tête, couverte de denses boucles de cheveux noirs, était tournée sur le côté, rendant les horribles lacérations de la gorge encore plus béantes. Je ne voyais pas son visage. Pendant un moment douloureux, je crus que c’était Natalia. Je bondis à travers la pièce et tournai sa tête pour étudier ses traits, refermant ainsi les blessures d’un côté de son cou. Ce n’était pas elle. Ce n’était même pas une fille, mais un garçon à peu près de son âge. Je me relevai, soulagé de ne pas avoir à souffrir ce deuil, et qu’il puisse être supporté par d’autres quelque part dans la ville, qui connaissaient et aimaient ce garçon.
Je me dirigeai vers le paravent oriental et le déplaçai. Derrière, un personnage se tenait droit, son visage atroce et crispé me fixant directement. L’effroyable puanteur de la putréfaction était plus puissante que jamais et je me rejetai en arrière, bousculant le paravent et le faisant tomber.
Je m’étais trompé. Le corps n’était pas debout, il était suspendu – suspendu comme un manteau nonchalamment accroché à une patère. Un long clou avait été enfoncé dans le mur derrière et le corps avait été enfoncé dessus, de sorte que la tête du clou était visible, émergeant du cou, sous le menton. Il était dans une position qui ne devait pas beaucoup entraver les Opritchniki pour manger. Le cadavre était ancien et presque aussi
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