Douze
qu’il n’ait jamais besoin de courir, ses longues jambes le portaient à une allure incroyable, me forçant à me lancer au trot. Alors que nous avancions vers le pont de Pierre, je vis ma poursuite entravée par la foule, et heurtai des gens dans ma hâte. Pour l’homme, la foule ne présentait aucun obstacle, semblant s’ouvrir devant lui comme la mer devant la proue d’un navire tandis qu’il traversait le pont à grands pas résolus.
Nous atteignîmes l’autre côté de la rivière et du canal de Vodootvodny avant que je parvienne à le rattraper. Je posai ma main sur son épaule et il n’offrit aucune résistance à se tourner pour me faire face. Il était grand et pâle, avec de nombreuses petites cicatrices sur le visage. Ses cheveux, qui lui arrivaient aux épaules, étaient lâches et ébouriffés. Ses yeux sombres, noirs, regardaient dans ma direction mais ne semblaient rien voir. Il n’y avait aucune raison particulière à cela, mais je savais au fond de mon cœur que j’étais face à un vampire, et de surcroît, un vampire qui n’était pas l’un des Opritchniki. J’avais cru que je n’aurais qu’à affronter cinq autres de ces créatures, mais maintenant – comme ma grand-mère m’avait raconté qu’ils le pouvaient, et comme j’avais espéré qu’elle l’avait inventé – les vampires s’étaient reproduits. Et s’ils avaient produit ce descendant particulier, combien pouvait-il y en avoir d’autres ? Ils allaient devenir impossibles à arrêter.
La créature me regarda fixement pendant quelques secondes puis se détourna et poursuivit son chemin. Je demeurai un moment pétrifié, réfléchissant au nombre de vampires que je devrais affronter ; au fait que j’avais contribué à les introduire dans une ville où ils resteraient peut-être à tout jamais. Ils n’avaient pas remarqué – ou ne se préoccupaient pas du fait – que leur source de nourriture ne parlait plus français mais russe. Le monstre que j’avais suivi pouvait n’être qu’un seul parmi des dizaines d’innocents Moscovites, choisis au hasard, qui avaient non seulement été privés de leur vie, mais aussi d’une vraie mort, lorsque le fléau monstrueux s’était répandu.
Et pourtant, quelque part au fond de mon esprit, je reconnus le visage que je venais tout juste d’étudier. Ce n’était certainement pas l’un des Opritchniki, ni quelqu’un que je connaissais très bien. C’était un individu que j’avais précédemment vu à Moscou. Puis cela me frappa : un cadavre qui ne se décomposait pas. Quelques semaines auparavant, lorsque les morts et les blessés de Borodino étaient arrivés en ville, j’avais brièvement plongé mon regard dans ces mêmes yeux sombres pour vérifier que le grenadier était effectivement mort. Le prêtre avait décrété que c’était un miracle que le corps ne se putréfie pas, mais je savais maintenant que ce n’était pas le cas. Le cadavre n’avait pas pourri parce que le corps avait survécu à la mort de l’âme. Vraisemblablement, l’un des Opritchniki, lors de notre première incursion à l’ouest, l’avait transformé en l’un des leurs. Le processus devait prendre un certain temps. Lorsque je l’avais vu, il était quelque part entre deux états d’existence : mort en tant qu’humain mais pas encore vivant en tant que vampire. Mais il était à présent un voordalak à part entière .
Je continuai à le poursuivre mais plus furtivement, comme j’avais traqué Foma, Matfeï puis Ioann. Ce vampire ne faisait pas preuve de leur discrétion, marchant dans les rues sans montrer aucune peur. De fait, qu’y avait-il à craindre ? La ville était de nouveau libre. Il n’avait pas à s’inquiéter d’être arrêté par une patrouille française et il pouvait se promener sans la moindre entrave, aussi libre que n’importe quel autre Russe. J’étais, moi aussi, dans une meilleure posture du fait que les Français étaient partis. Je pouvais porter mon épée qui, bien qu’elle m’apporte un certain réconfort, n’était pas la meilleure arme à ma disposition, je le savais. La dague de bois qui, j’y comptais bien, devrait s’avérer bien plus utile, était glissée dans mon manteau. J’y plongeai la main et la saisis fermement, rassuré et enhardi par la texture du bois sculpté.
Les méandres qu’il décrivit à travers la ville auraient pu être mis sur le compte de sa méconnaissance des dieux, mais il me semblait davantage
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