Douze
émirent tous des sons que je devinai être non pas des mots, mais de simples expressions d’appréciation qui pouvaient être comprises dans toutes langues.
Foma passa au doigt suivant et prit une bouchée plus substantielle. Cette fois, en plus du hurlement du fermier, j’entendis un craquement d’os se brisant. Le bout de son doigt tomba par terre, mais Foma réussit quand même à en tirer une bouchée. Il cracha quelque chose à l’autre bout de la pièce, qui rebondit sur un mur et tomba au sol. Je ne pouvais pas voir ce que c’était, mais cela devait avoir eu une certaine importance, car les autres éclatèrent de rire ; un rire bruyant, mais pas jovial. C’était le même rire que j’avais entendu la première fois que je les avais rencontrés, le rire grossier de ceux qui veulent être vus en train de rire par ceux qui les entourent. Iouda s’y joignit de façon convaincante, mais il était manifeste qu’il se moquait autant qu’il participait. Même plus tard, lorsque je découvris ce que Foma avait recraché, il me fut difficile de comprendre où se situait l’humour.
Il n’est pas facile de dire maintenant, pas plus que ça ne l’était à l’époque, pourquoi je suis resté observer la scène. Mais il était inévitable que je reste. Que le fermier vienne tout juste de perdre deux de ses doigts me ramena à cette prison de Silistra, trois ans auparavant, mais ce n’était pas ce qui résonnait le plus en moi. Je ne partageais pas sa douleur. En revanche, je me voyais en ceux qui se tenaient là et regardaient, tout comme je scrutais ce jour-là à travers une fissure de la porte et, pire que tout, en Iouda qui observait, souriait et qui, comme moi, ne faisait rien.
Les Turcs savaient qu’au moins l’un d’entre nous sept était un espion russe. Ils pouvaient simplement tous nous tuer, mais ils voulaient des informations, et ils ne pouvaient obtenir cela que s’ils parvenaient à déterminer sur lequel d’entre nous concentrer leurs efforts. Ils nous avaient maintenus éveillés jusque tard dans la nuit, nous interrogeant, se moquant de nous, nous raillant. Puis ils nous alignèrent, face au mur. J’étais en cinquième position. Ils prirent alors le premier homme. J’entendis un étrange craquement que je ne parvins pas à interpréter, accompagné d’un cri. J’entendis le même bruit lorsque les dents de Foma firent voler en éclat les os du doigt du fermier.
Je ne pouvais voir ce qui se passait tandis que nos geôliers turcs parcouraient la file, mais, chaque fois, j’entendais la même combinaison incompréhensible de sons. Puis ils vinrent vers moi. Je vis le sang sur la table – pas une grande quantité, mais quatre petites taches distinctes. Quand ils m’attrapèrent le poignet et l’abaissèrent, je crus comprendre ce qui se passait : ils allaient me couper la main entière. Je tentai de la retirer, mais je n’y parvins pas. La lame était une chose banale, non pas une des palas avec lesquelles ils combattaient, simplement un couperet à viande qu’ils avaient trouvé quelque part. Ils replièrent mes autres doigts et la lame tomba. Je ne sais pas si je criai. Je ne me rappelle pas vraiment la douleur, mais je me souviens d’avoir senti le sang couler sur mes doigts depuis le moignon de mon auriculaire pour goutter au sol.
Ceux d’entre nous qui étaient déjà passés à la table furent remis en position, mais dos au mur. Une fois que l’élément de surprise avait disparu, c’était une bien meilleure torture de nous forcer à voir ce qui se passait. Ils nous expliquèrent que cela s’arrêterait si l’espion avouait, que cela mettrait un terme non seulement à ses souffrances, mais également aux nôtres. Cela me laissa de glace. Je n’avais que peu d’intérêt pour mes camarades de détention – des Bulgares qui avaient été heureux de se battre aux côtés des Ottomans contre leurs frères slaves – et je n’avais aucun doute quant à la façon définitive dont nos geôliers mettraient fin à nos souffrances.
Puis ils refirent une tournée. La peur en chacun de nous fut plus grande cette fois. Même si je ne peux me souvenir de la douleur, je peux me rappeler en avoir eu peur. Le son se répéta lorsque, chacun à son tour, chaque homme perdit un deuxième doigt. La plupart des hommes contre le mur détournèrent la tête pour éviter de voir ce qui se passait – ce qui allait bientôt leur arriver –, mais ce ne fut pas mon cas. Je fixais
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