Douze
ma jeunesse.
Dimitri le présenta à tour de rôle à chacun de nous. Ses réactions semblaient à la fois imiter et amplifier les propres attitudes de Dimitri. Envers Vadim, il montra du respect et, sans le moindre signal explicite tel qu’un salut ou un claquement des talons, il s’adressa à lui comme un vieux militaire à un autre. Envers Max, il fut presque dédaigneux.
Lorsqu’il s’approcha de moi, il me saisit la main d’une poigne ferme et me donna une tape dans le dos. Je remarquai ses doigts larges et courts, ses ongles grossiers et sales qui contrastaient avec son attitude raffinée.
— Alexeï Ivanovitch, je suis très heureux de vous rencontrer enfin, dit-il avec un large sourire.
Comme il fallait s’y attendre, nous parlions tous en français. Aucun de nous ne comprenait la langue de son pays et il n’y avait aucune raison de supposer que lui ou aucun autre sache parler le russe – à cet égard, ils avaient quelque chose en commun avec une bonne partie de la noblesse russe.
— Dimitri Fétioukovitch m’a souvent parlé de vous lorsque nous avons combattu côte à côte contre les Turcs, poursuivit-il. Son ami est mon ami.
De notre côté, les présentations étaient terminées et l’étranger se tut. Vadim fut le premier à parler.
— Pardonnez-moi, dit-il, mais nous n’avons toujours pas entendu votre nom.
— Mon nom ? répondit-il, comme surpris à l’idée même qu’il puisse avoir un nom.
Je jetai un regard en biais à Dimitri, qui devait certainement connaître le nom du visiteur, mais il fixait le sol comme s’il était embarrassé.
— Mon nom est Zmiéïévitch, annonça l’étranger avec une soudaine résolution.
Ce n’était pas un véritable nom russe, bien que quelque part au fond de mon esprit il entra en lointaine résonance avec des souvenirs de mon enfance. Littéralement, la signification en était simple : « le fils du serpent ». Je pouvais seulement deviner qu’il s’agissait d’une traduction directe de son nom dans sa propre langue.
Il nous suivit dans la pièce privée de l’auberge que nous utilisions toujours pour nos réunions. Alors qu’ils entraient, groupés, derrière lui, je pus pour la première fois apercevoir réellement ses douze compagnons. S’il avait les manières d’un officier ayant connu des jours meilleurs, eux me paraissaient être des hommes ne s’étant jamais élevés hors du caniveau. Tous étaient débraillés et vêtus sans style ou, au mieux, dans le style des paysans. Traînant des pieds, voûtés, ils pénétrèrent dans la pièce en évitant le moindre contact visuel. Ils auraient pu être pris pour une bande de détenus, sauf que leur incapacité à lever les yeux vers nous n’était pas due au respect ou à la peur, mais simplement à une absence totale d’intérêt pour notre existence. Bien qu’ils ne soient pas grands, tous avaient une constitution trapue et râblée. Je les aurais craints dans un concours de force, mais pas dans une joute d’esprit. Ils n’étaient pas du genre auquel on s’attend dans le mess des officiers.
Seul le dernier des douze montra quelque intérêt pour son environnement. Il était plus grand que les autres, même s’il ne l’était pas autant que son chef, et il se distinguait par sa longue chevelure blonde. Les autres avaient tous les cheveux coupés court, sans doute pour réduire le nombre de poux qui, j’en étais sûr, les auraient autrement infestés. Lorsque ce dernier homme entra, il parcourut rapidement la pièce du regard, évaluant son environnement et analysant rapidement les visages des quatre officiers russes qu’il rencontrait pour la première fois. Puis ses yeux s’abaissèrent et il s’assit, adoptant la même posture intimidée que ses camarades avaient arborée tout du long.
Max murmura un seul mot à mon oreille : « Opritchniki ». Malgré leur manque de caractère, il planait toujours autour d’eux un sentiment de menace qui justifiait, Max pouvait le voir autant que moi, la description initiale de Dimitri.
Zmiéïévitch était resté debout et entreprit de parler dans un français très précis mais très formel et étrangement accentué. Sa voix avait un côté ténébreux et paraissait provenir non de sa gorge, mais des profondeurs de son torse. Quelque part en lui, c’était comme si des meules géantes frottaient l’une contre l’autre ou comme si l’on déplaçait lentement le couvercle d’un sarcophage de pierre pour
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