Douze
l’ouvrir.
— Je réitère mes salutations à vous, amis anciens et nouveaux. Salutations à vous, Vadim Fiodorovitch (tout en parlant, il se tourna et s’inclina brièvement vers chacun de nous), à vous, Maxime Serguéïevitch, à vous, Alexeï Ivanovitch, et, naturellement, à vous, le plus cher de nos amis, Dimitri Fétioukovitch. Dimitri Fétioukovitch et moi, ainsi que certains de nos amis ici présents, dit-il avec un geste sans grâce de la main vers les douze personnages assis autour de lui, avons combattu ensemble pour la première fois il y a de cela quelques années contre le vieil ennemi de l’est. Les Turcs ont été un ennemi de votre Russie bien-aimée depuis plus longtemps qu’aucun de vous ne peut s’en souvenir, et les premières et célèbres batailles de ma propre jeunesse, désormais bien lointaine, visaient à défendre mon pays contre ces mêmes envahisseurs païens. Mais maintenant, la menace qui pèse sur nous tous vient d’un endroit qui aurait été, autrefois, le plus inattendu pour nous : l’ouest.
» Si le Turc païen, poursuivit-il, feignant d’ignorer l’onde de mouvement que la mention du mot « païen » suscita parmi les douze acolytes, manifestement pieux, ne peut être blâmé pour son hérésie, l’ayant apprise de son père et lui-même la tenant de son propre père, Bonaparte a conduit son pays vers un abandon du Christ que cette nation a longtemps connu et aimé.
Je sentis que Max était sur le point de commenter l’exactitude de cette affirmation et je lui pressai le bras pour lui faire garder le silence. Ce n’était pas un débat de bonne société et son intervention ne serait pas considérée comme appropriée. Même ainsi, cela me surprit tout autant que Max de voir que Zmiéïévitch tentait de transformer cela en conflit religieux. Il me parut presque qu’il protestait trop.
— Ainsi, nous devons maintenant faire face à l’ennemi commun, continua Zmiéïévitch. Vous autres Russes vous êtes battus plus courageusement contre Bonaparte que n’importe qui en Europe et, croyez-moi, je n’ai aucun doute, aucun (il ferma les yeux et secoua vigoureusement la tête ; il commençait à s’apprécier dans ce rôle d’orateur public) que vous allez poursuivre dans cette voie. Je vous amène seulement douze hommes. De bons hommes – des hommes forts, et pourtant je me sens honteux, honteux qu’ils soient si peu.
La rhétorique atteignait une exagération presque insupportable. Je jetai des regards alentour à mes amis. Dimitri était affalé sur sa chaise, s’efforçant tant bien que mal d’arborer l’indifférence d’un homme qui avait entendu tout cela auparavant. Max était penché en avant, écoutant attentivement. Si je l’avais moins bien connu, j’aurais pu croire qu’il était un fervent admirateur de la personnalité qui s’adressait à nous mais, en réalité, je savais qu’il buvait la moindre parole uniquement pour pouvoir ensuite l’analyser, la disséquer et la démolir le moment venu. À ma grande surprise ce fut Vadim qui, ayant accroché mon regard, se mordait le doigt, tentant de réprimer son rire. Vadim, qui avait en son temps débité tant de platitudes grotesques comparables, qui avait écouté avec ravissement les discours de tant de généraux russes, qui était le seul qui pouvait percer aussi rapidement la futilité de ce vain Valaque.
— Ce sont des hommes réservés, poursuivit Zmiéïévitch avec un soupçon d’émotion dans la voix. Des hommes de vertu, des hommes de valeur, des hommes solides. Oui, mais aussi des hommes d’honneur. Ils peuvent accomplir de grands actes, des actes… oserai-je dire ? d’héroïsme mais, pour des raisons que je ne puis expliquer, ils préfèrent que leurs véritables noms demeurent secrets. Voici donc les noms par lesquels vous les connaîtrez : Piotr. Andreï. Ioann.
À chaque appel d’un pseudonyme, l’homme en question hochait brièvement la tête, mais ils maintinrent toutefois la même absence d’intérêt, la même apparente conviction que cette réunion tout entière était une inutile distraction les détournant d’une cause supérieure dans laquelle ils s’embarquaient.
— Filipp. Varfolomeï. Matfeï.
Les noms qu’il avait choisis étaient russes, et l’accent avec lequel il parlait notre langue était encore moins convaincant que celui qu’il avait lorsqu’il parlait français. Néanmoins, après trois noms seulement, j’avais compris que les surnoms
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