Douze
les restes des Français battant en retraite jonchaient le bord des routes, et ils devenaient de plus en plus écœurants. Avant même Orcha, j’avais remarqué que les chevaux tombés n’étaient, de plus en plus souvent, pas juste morts, mais déchiquetés. Je ne pouvais blâmer les soldats affamés, désespérés, de se rabattre sur la consommation de ce qui avait autrefois été leurs fidèles compagnons, afin de sauver leurs propres vies. Cela avait dû commencer avec les chevaux mourant de froid ou de faim ; alors seulement avaient-ils dû être considérés comme de la viande. Plus tard, en revanche, même les chevaux en bonne santé commençaient à être considérés comme une source de nourriture, et ils étaient délibérément abattus. Je ne pouvais pas davantage jeter la pierre aux hommes qui faisaient cela. Ce fut un léger répit lorsque, tandis que je continuais ma route, les corps des juments et des étalons se firent plus rares et plus espacés.
Mais, alors que je me dirigeais vers l’ouest, les signes révélateurs que j’avais vus sur les carcasses des chevaux devinrent maintenant évidents sur les corps des hommes. Lorsque les derniers chevaux étaient morts, une source d’approvisionnement s’était tarie. Les vivants, qui avaient déjà appris à extraire quelque nourriture du corps d’un cheval, en étaient venus à appliquer ces mêmes techniques aux corps de leurs camarades humains. La famine avait conduit au cannibalisme. Comme dans le cas des chevaux, cela avait dû commencer par la profanation de cadavres. Cela n’avait pas pu aller jusqu’au meurtre d’être humains pour leur viande, je n’en doutais pas.
Était-ce la voie sur laquelle les Opritchniki, ou leurs ancêtres, s’étaient embarqués autrefois, il y a bien longtemps ? Non. Comme je l’avais vu dans la grange, et comme Piotr me l’avait dit, les Opritchniki ne mangeaient pas pour leur subsistance, mais par plaisir. Ils ne pouvaient être comparés aux hommes avilis et affamés qui, de désespoir, s’étaient tournés vers la chair de leurs camarades. Mais, moi aussi je mangeais pour le plaisir. La nourriture est une exigence, mais ce n’était que la plus petite fraction de la motivation derrière tout repas que j’avais dégusté, même dans la plus humble taverne de Moscou. Y avait-il un moment parallèle dans les histoires respectives des vampires et de l’humanité où la consommation, d’une nécessité, était devenue un vice ?
Je me rapprochais désormais de l’arrière-garde de nos propres armées russes, et la route devint plus fréquentée, du fait des traînards essayant de rattraper leur retard et des courriers transportant des messages dans les deux sens. Toutefois, personne, y compris moi, ne se préoccupait même de commencer à déblayer le capharnaüm qu’avait laissé la Grande Armée dans son sillage. Bonaparte n’avait pas encore été vaincu. Il serait temps de débarrasser après.
Deux jours après avoir quitté Orcha, et encore à quelque distance à l’est de Borisov, je parvins à un cantonnement assez important de troupes russes. Je chevauchai jusqu’aux sentinelles et mis pied à terre. Il faisait déjà nuit depuis plusieurs heures, et ils se méfiaient d’un homme qui ne portait pas d’uniforme.
— Mot de passe ? aboya l’un d’eux dans ma direction.
— Je n’en ai aucune idée, je le crains, lui dis-je, mais voici mes papiers.
Je tendis mes références, qu’il inspecta. Elles étaient assez claires pour le convaincre de mon rang et lui donnaient également une certaine idée du fait que je ne faisais pas partie de l’armée régulière. Il jugea préférable de ne pas poser de questions supplémentaires.
— Pouvez-vous me conduire à votre commandant ? lui demandai-je une fois qu’il m’eut rendu mes papiers.
Il courut vers une tente et revint avec un jeune homme d’environ vingt ans, portant l’uniforme de sous-lieutenant d’infanterie de la garde impériale.
— Capitaine Danilov, je présume ? (Je répondis à son salut.) Mon nom est Tarasov. Heureux de vous rencontrer. Qu’est-ce qui amène donc au front un homme de votre secteur d’activité ?
Il n’y avait aucune trace de ressentiment dans ses paroles. C’était un soldat professionnel, et il comprenait qu’il y avait de nombreuses façons pour un homme de servir son pays. D’un geste de la main, il m’indiqua de le suivre à travers le camp.
— Je suis venu me battre, expliquai-je
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