Douze
tandis que nous marchions.
— Je vois, dit-il avec un soupçon d’incrédulité. Fatigué du jeu d’espionnage ?
— Il n’y a plus personne à espionner.
— Bientôt il n’y aura plus personne contre qui se battre non plus, grâce au ciel. Si j’avais été à votre place, j’aurais attendu quelques semaines de plus, que Bonaparte soit mort depuis longtemps.
—J’ai besoin de sentir mon épée dans ma main une fois encore. Tarasov eut le rire d’un homme qui, dans son cœur, ne comprenait pas mes sentiments.
— Eh bien, tant mieux pour vous, dit-il.
— Alors, quelle est la position des Français à l’heure actuelle ? demandai-je.
— Ils sont à peu de chose près pris au piège à Borisov, expliqua-t-il. Ils espéraient y traverser la Berezina, mais l’amiral Tchitchagov est arrivé de l’ouest avant eux et il a brûlé le pont.
— Ont-ils besoin d’un pont ? demandai-je. La rivière doit assurément être assez solidement gelée à l’heure qu’il est.
— Ah non ! Ils ont peut-être Bonaparte, mais nous avons Dieu à nos côtés. Vous n’avez pas remarqué le dégel ? (Je le regardai dans sa lourde houppelande, avec bonnet, écharpe et gants. Il était plus sensible que moi s’il pouvait remarquer le moindre dégel.) La rivière était gelée, mais elle coule maintenant. Ils ne pourront jamais la traverser.
— Alors nous y allons pour la curée ?
— Eh bien, nous ne pouvons pas les laisser là, n’est-ce pas ? Koutouzov arrive du sud aussi. Ils sont pris au piège.
— Et qui commande ici ?
— Wittgenstein, dit fièrement Tarasov.
— Bonaparte va-t-il combattre ?
— Il n’a aucune chance. Il va devoir se rendre.
— Cela ne lui ressemble pas. Peut-être ira-t-il vers le sud.
— Cela ne lui sera d’aucun secours. La rivière ne fait que s’élargir en aval. Il ne trouvera nulle part où traverser.
— Jusqu’à ce qu’elle gèle de nouveau, glissai-je.
— Alors il gèlera lui aussi.
Nous étions arrivés à une tente. Tarasov y entra et revint rapidement pour me faire signe d’entrer, m’annonçant en même temps.
— Le capitaine Danilov, mon colonel !
— Merci, lieutenant, déclara le lieutenant-colonel qui était assis derrière une table de fortune à l’intérieur de la tente.
Autour de lui, un certain nombre d’officiers étaient debout ou assis. L’atmosphère détendue caractéristique du mess des officiers emplissait la tente.
— Asseyez-vous, Danilov, poursuivit-il, indiquant un banc en face de lui. Je suis le lieutenant-colonel Tchernichev, au fait. (Je le saluai avant de m’asseoir.) À boire ? demanda-t-il.
— Merci, colonel, répondis-je.
— Vin ou vodka ?
— Vodka, s’il vous plaît, colonel.
— Brave homme.
Il me tendit un verre de vodka et m’offrit également un cigare, que je pris et allumai à la bougie de la table.
— Dites-moi, Danilov, qui est votre supérieur ? demanda Tchernichev.
— Le major Savine.
— Savine ? Vous voulez dire, Vadim Fiodorovitch ?
Je souris.
— C’est exact. Un de vos amis ?
— Oh ! oui. Un grand ami, un homme de Pétersbourg, comme moi.
— Moi aussi, lui dis-je.
— Vraiment ? (Son intérêt sembla vaciller un peu.) Splendide. (Puis, revenant au sujet qui l’intéressait davantage, il ajouta : ) Alors, comment se porte Vadim Fiodorovitch ?
— Il est mort, colonel.
— Ah !
Tchernichev prit la nouvelle avec la résistance engourdie que j’avais observée chez de nombreux officiers expérimentés de l’armée. Malgré toutes les fanfaronnades et la bonhomie d’un officier, la mort de chaque homme sous son commandement était profondément ressentie. L’accumulation de morts rendait les choses plus douloureuses, mais ne lui donnait jamais plus d’expérience pour cacher cette souffrance. Certains craignent de ne jamais pouvoir quitter l’armée, à l’idée que la douleur de toutes ces morts accumulées se libère. Pour ceux qui la quittaient effectivement, l’incapacité des civils à comprendre ce qu’ils avaient vécu pouvait être la cause d’une douleur encore plus grande.
— Alors dites-moi, capitaine Danilov, poursuivit le lieutenant-colonel, son bref deuil absorbé dans la masse. Pourquoi êtes-vous venu vous joindre à nous ?
Je pris une profonde inspiration pour me préparer à donner une réponse que je ne connaissais pas moi-même. Avant que j’aie pu commencer, l’un des autres officiers se pencha et murmura à l’oreille de Tchernichev. Celui-ci
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