Douze
errant dans les rues, récoltant des bribes d’informations tant des occupants français que des Russes qui étaient restés et qu’ils opprimaient. J’évitai le quartier de Kitaï-Gorod, qui était désormais totalement embrasé. Mais il y avait peu d’endroits où je pouvais m’aventurer en ville sans voir des flammes ou trouver la dévastation qui subsistait où l’incendie s’était déjà épuisé de lui-même. Avant l’occupation, la principale enclave pour les émigrés français avait été la zone autour du pont Kouznetski, enjambant la rivière Neglinnaya, désormais détournée de son cours naturel vers un canal partiellement couvert, avant de servir de douve le long du mur ouest du Kremlin, et de se jeter enfin dans la Moskova. Bien que le brasier ait atteint les limites mêmes de cette zone, il n’était pas allé plus loin. Certains des Français avec qui je discutai croyaient que c’était la volonté de Dieu d’épargner « leur » quartier. La volonté de Bonaparte y avait également contribué : il avait ordonné qu’un piquet soit mis en place près du pont Kouznetski, garantissant que, si les flammes l’atteignaient effectivement, elles seraient repoussées.
Les incendies, les récits de la façon dont les feux étaient partis, et les discussions quant au moment où ils s’arrêteraient, étaient sur toutes les lèvres. Noyées au milieu, il y avait des histoires relatives à d’autres morts et disparitions mystérieuses, qui ne pouvaient être mises sur le compte de la guerre. Celles-ci – cela faisait peu de doute pour moi et je tirais un grand plaisir – étaient le fait de mes amis les Opritchniki. Les autres nouvelles étaient davantage politiques. Bonaparte avait abandonné le Kremlin de peur qu’un incendie l’atteigne, déménageant vers le palais Petrovski à la périphérie de la ville. De surcroît, les Français commençaient à évoquer le prochain objectif de Bonaparte. Le jour précédent, il y avait un air, sinon d’euphorie, du moins d’accomplissement dans leur conquête d’une ville étrangère ; mais désormais, ils se demandaient ce qu’ils allaient bien pouvoir en faire. Peu se réjouissaient de la perspective de marcher sur Pétersbourg, mais rester à Moscou durant l’hiver n’offrait ni sécurité ni confort. On espérait toujours que le Tsar Alexandre I er accepte de renoncer à sa fierté et entreprenne de négocier la paix sous une forme ou une autre, mais cela laisserait encore la Grande Armée isolée et loin de chez elle.
Ce soir-là étant un mercredi, nous devions nous retrouver au pont de Pierre, à l’ouest du Kremlin. Je ne m’y rendis pas, mais observai de loin à l’ouest, sur la berge sud de la rivière. Mon plan était de suivre de nouveau l’un des Opritchniki. Si je parlais avec Vadim et Dimitri, cela risquait de me ralentir. Je ne pouvais même pas être certain que Dimitri n’essaierait pas de m’en empêcher. La lune était haute et aux trois quarts pleine lorsque j’arrivai, un peu plus tôt que l’heure prévue. Avant peu, je vis une longue silhouette marcher vers le milieu du pont et baisser le regard sur la rivière qui coulait en dessous. C’était Dimitri. Il fut rapidement rejoint par Vadim. Ils discutèrent un moment puis se rendirent ensemble à l’extrémité sud du pont. Quelque cinq minutes plus tard, ils revinrent. Évidemment, ils ne voulaient pas être vus plantés au même endroit trop longtemps et patrouillaient le pont afin de rencontrer tout Opritchniki qui déciderait de se montrer.
Je ressentis une énorme envie d’aller là-bas et de leur parler. Cela faisait cinq jours que je n’avais pas échangé un mot avec l’un d’entre eux et, pendant cette période, je n’avais pas eu une seule conversation honnête et sincère avec qui que ce soit. Mon bref échange avec Foma et Ioann la nuit précédente ne comptait pas. Je pris conscience que je me sentais presque nostalgique, non pas d’un endroit – je voyais désormais Moscou bien davantage comme mon foyer que Pétersbourg –, mais de personnes, de mes amis. Cinq minutes de conversation avec l’un d’entre eux m’offriraient le même soulagement que plonger dans une rivière fraîche par un temps étouffant. Comme il m’était déjà arrivé, dans un endroit public et par une chaude journée, d’être en proie à l’inclination excentrique de déchirer mes vêtements et de me baigner aux yeux de tous dans quelque bassin
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