Du sang sur Rome
m’adressa pas les reproches auxquels je m’attendais.
Il se contenta de faire comme si je n’existais pas. Il semblait m’avoir oublié.
Cependant le garde auquel j’avais faussé compagnie la veille avait modifié sa
ronde, et faisait de temps à autre le tour de l’atrium. En voyant son air
renfrogné, je compris qu’il s’était attiré les foudres de Cicéron.
A un moment donné Tiron se montra et me demanda si je n’avais
besoin de rien. Je lui précisai que j’avais passé la matinée à lire Caton et,
qu’à part cela, je n’avais pas de doléances particulières.
— Et ton maître ? lui demandai-je. Je n’ai pas
entendu sa voix aujourd’hui. Il n’est pas malade, j’espère ?
Tiron s’inclina légèrement et répondit en chuchotant comme
on le fait quand on a l’honneur d’être dans le secret des préparatifs d’un
grand projet. On lui avait pardonné (ou du moins on avait temporairement
oublié) ses frasques avec Roscia, il était plus que jamais subjugué par son
maître. Maintenant que le moment crucial approchait, sa confiance en Cicéron ne
connaissait plus de limites.
— Cicéron jeûne et se repose la voix aujourd’hui,
expliqua-t-il avec le sérieux du devin qui voit des présages dans la façon dont
volent les oies. A force de répéter sa plaidoirie ces jours derniers, il s’est
enroué. Aussi s’abstient-il aujourd’hui de nourriture solide, il ne prend que
du liquide pour s’adoucir la gorge et s’humecter la langue. Il doit passer la
journée dans le plus grand calme et se détendre avant le procès. Je te dis tout
cela pour que tu comprennes pourquoi je te demande de faire le moins de bruit
possible et de ne créer aucune perturbation.
— Comme je l’ai fait hier en me sauvant par le toit ?
— Exactement.
Tiron se redressa un instant avec fierté, puis laissa
retomber ses épaules.
— Oh ! Gordien, pourquoi ne peux-tu pas faire ce
qu’il te demande. Je ne comprends pas pourquoi tu es devenu si… si peu
raisonnable. Si tu savais ! Cicéron comprend des choses que nous devinons
à peine. Tu saisiras ce que je veux dire demain au procès. Si seulement tu
avais une confiance absolue en lui !
— Je ne te comprends pas non plus, ajouta Bethesda d’une
voix douce, en levant les yeux de son ouvrage. Pourquoi harcèles-tu le pauvre
garçon ? Il t’admire, c’est évident. Pourquoi l’obliger à choisir entre
son maître et toi ? Ce n’est pas juste.
Il était rare que Bethesda me réprimande avec autant de
franchise. Ma conduite était-elle choquante au point que même mon esclave
pouvait se permettre de me la reprocher ? Je n’avais aucun argument pour
me défendre. Bethesda vit qu’elle m’avait piqué au vif et poursuivit.
— Si tu as un différend avec Cicéron, au lieu de punir
son esclave, pourquoi ne vas-tu pas trouver Cicéron en personne ?
Cependant, moi non plus je ne comprends pas ton attitude à son égard. Cicéron t’a
logé chez lui pour que tu sois en sûreté, ainsi que ton esclave. Il t’a nourri,
il a mis sa bibliothèque à ta disposition, il a même posté un garde sur le toit
pour assurer ta protection. Ton bon client Hortensius ferait-il cela ?
Je ne me souciai pas de la tancer pour ses remarques
déplacées. Après tout qu’importait l’opinion d’une esclave ? Mais, comme
toujours, elle avait exprimé à haute et intelligible voix les doutes et les
questions qui me tourmentaient en secret.
4
Une lumière bleu pâle annonça l’aube des ides de mai. Je m’éveillai
lentement, bouleversé par mes rêves et désorienté parce que je me trouvais dans
une maison que je ne connaissais pas – ce n’était ni ma maison du
mont Esquilin ni aucune de celles où j’avais habité au cours d’une vie d’errance.
Bethesda me tenait étroitement enlacé. Un de ses bras passé
sous le mien me serrait la poitrine. Je sentais la douceur de ses seins contre
mon dos, à chacune de ses respirations. Son haleine douce et chaude me
caressait la nuque. Je commençai à ouvrir l’œil, mais à regret. Je me réfugiai
dans mes rêves agités, indifférent à ce qui pouvait se tramer dans cette maison
inconnue, et plongeai dans les ténèbres les plus profondes.
J’ouvris à nouveau les paupières. Bethesda, tout habillée,
penchée sur moi, me secouait par les épaules. La pièce était illuminée par le
soleil.
— Qu’est-ce que tu as ? me demanda-t-elle.
Je me mis tout de suite sur mon séant et
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