Du sang sur Rome
foule. Viens, on verra
peut-être quelque chose… »
Dans le couloir laissé libre entre la foule et les flammes,
un homme à la barbe grise courait frénétiquement en tous sens. Il sollicitait
de l’aide pour contenir l’incendie. Côté nord, vers la colline, le feu ne
menaçait pas de s’étendre, faute de vent. Mais juste à gauche un bâtiment plus
bas n’était séparé de l’immeuble en flammes que par une brèche de la taille d’un
homme. Déjà, la façade noircissait, et à mesure que le bâtiment en feu s’écroulait,
des monceaux de cendres et de brandons dégringolaient dans la brèche et sur le
toit, où une équipe d’esclaves les déblayait aussitôt.
Un noble, richement vêtu, escorté d’une suite d’esclaves, de
secrétaires et de gladiateurs, s’avança.
— Citoyen, lança-t-il au barbu en détresse, es-tu le
propriétaire de ces immeubles ?
— Pas de celui qui brûle. Il est à mon imbécile de
voisin, le genre à laisser ses locataires faire du feu par une telle canicule !
Il n’est même pas venu combattre les flammes. Probablement en vacances à Baia.
Voilà le mien : celui qui est encore debout.
— Peut-être plus pour longtemps.
Sans l’avoir vu de face, je devinai qui avait parlé.
— Crassus, murmurai-je.
— Oui, fit Tiron avec une once de fierté, mon maître le
connaît.
Le contact avec une célébrité n’était pas pour lui déplaire.
— Tu connais la chanson : « Crassus, Crassus,
riche comme Crésus ». On dit qu’il est l’homme le plus riche de la ville,
après Sylla, bien entendu, ce qui le place au-dessus de bien des rois, et qu’il
s’enrichit de jour en jour. D’après Cicéron.
— Que dit d’autre ton maître sur Crassus ?
Crassus avait pris le barbu par l’épaule. Ils allèrent jusqu’à
l’espace entre les deux immeubles, infranchissable sous une pluie de briques et
de braises. Je les suivis à distance.
— Les hommes disent que Crassus n’a qu’un vice, l’avarice.
Mais Cicéron y voit le signe d’un vice plus profond : l’envie. Crassus n’a
que la richesse pour lui. Il accumule par jalousie envers les qualités des
autres, comme si son envie était un gouffre, et que le remplir d’or, d’immeubles,
de bétail et d’esclaves lui permettrait de rivaliser avec les meilleurs.
— Nous devrions le plaindre, peut-être ? Je trouve
ton maître bien indulgent.
Nous avançâmes assez près pour entendre Marcus Crassus et le
propriétaire qui criaient pour couvrir le vacarme. Je clignai des yeux sous l’haleine
chaude de l’incendie et les cendres qui tourbillonnaient dans ma figure.
Nous étions au premier rang. C’était un curieux endroit pour
conduire une négociation, sauf à considérer l’avantage qu’en retirait Crassus.
Le pauvre barbu n’avait pas les moyens de se défendre. La voix bien entraînée
de Crassus résonnait comme un carillon.
— Dix mille deniers, jeta-t-il.
Je n’entendis pas la réponse, mais l’autre fît des gestes et
prit une expression outragée.
— C’est ma proposition.
Crassus haussa les épaules. Il semblait prêt à monter son
prix, quand une langue de feu jaillit sans crier gare à la base du petit
immeuble. Des ouvriers accoururent, battant les flammes avec des tapis, faisant
la chaîne avec leurs seaux. Leurs efforts parurent calmer les flammes ;
mais le feu repartit à un autre endroit.
— Huit mille cinq cents, fit Crassus, c’est mon dernier
mot. C’est plus que la valeur du terrain qui te restera. Songe à la dépense,
quand il faudra débarrasser les gravats. (Il observa l’incendie et secoua la
tête.) Pas plus de huit mille. C’est à prendre ou à laisser. Une fois que le
feu aura pris pour de bon, je ne t’en offrirai pas un as.
Le barbu était à la torture. Quelques milliers de deniers ne
compenseraient jamais sa perte. Mais si le feu ne laissait que les autres murs,
l’immeuble ne vaudrait plus rien.
Crassus se retourna vers son secrétaire.
— Rassemble ma suite ; tenez-vous prêts à partir.
Je suis venu ici pour acheter, pas pour voir un immeuble s’envoler en fumée.
L’homme à la barbe avait craqué. Il s’accrocha à la manche
de Crassus et accepta. Celui-ci fit Signe à son secrétaire, qui produisit une
bourse rebondie et paya sur-le-champ. Immédiatement, toute sa suite entra en
action. Esclaves et gladiateurs se démenaient comme des fourmis, relevant les
volontaires épuisés, arrachant les pavés, jetant
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