Du sang sur Rome
des pelletées de terre, de
pierraille, bref, tout matériau non inflammable, pour combler la brèche.
Crassus tourna les talons et marcha droit sur nous. Je l’avais
croisé plusieurs fois au Forum, mais jamais de si près. Il était plutôt bel
homme, à peine plus âgé que moi, avec un nez busqué et une mâchoire volontaire.
— Citoyen, m’apostropha-t-il, rejoins nos rangs. Je te
paierai dix fois le salaire d’un journalier, la moitié tout de suite, même
chose pour ton esclave.
J’étais trop estomaqué pour répondre. Crassus fendait
imperturbablement la foule, faisant la même proposition à tout individu apte au
travail.
— Ils auront vu la fumée et viennent droit du Forum,
fit Tiron.
— Si c’est l’occasion d’acheter du terrain bien situé
pour pas cher, pourquoi pas ? J’ai entendu dire que Crassus postait des
esclaves au sommet des collines pour repérer de tels incendies et arriver avant
tout le monde.
— Ce n’est pas ce que j’ai entendu de pire, répondit
Tiron.
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien, seulement qu’il a fait fortune à la faveur
des proscriptions. Sylla faisait trancher la tête de ses ennemis et tous leurs
biens étaient confisqués. Des domaines entiers partaient aux enchères. On
pouvait les acquérir à un prix dérisoire, si l’on était bien placé.
— Tout le monde sait cela, Tiron.
— Mais Crassus a fini par aller trop loin. Même pour
Sylla.
— Comment donc ?
Tiron baissa la voix. On aurait été bien en peine de nous
entendre avec la cohue et le grondement des flammes.
— Rufus l’a raconté à mon maître, un jour. Tu sais qu’il
est lié à Sylla par le mariage de sa sœur, Valeria ; sans quoi, il ne
serait au courant de rien.
— Oui, oui, continue.
— Il paraît que Crassus a fait rajouter le nom d’un
innocent sur les listes, car il convoitait sa propriété. C’était un vieux
patricien, qui n’avait plus personne pour protéger ses intérêts ; ses fils
étaient morts à la guerre – dans les milices de Sylla ! Le
pauvre homme a été assailli par des brutes et décapité le jour même. Crassus a
eu beau jeu de tout rafler aux enchères. Les proscriptions étaient dirigées
contre les ennemis politiques du régime, mais Crassus en a profité
personnellement. Sylla était furieux, ou prétendit l’être. Depuis, il bloque
son accession à toute fonction publique, de peur que le scandale n’éclate.
Je cherchai Crassus des yeux. Il se tenait immobile en plein
chaos, souriant béatement, comme un père comblé. Il y eut une commotion
terrible – : un pan entier de l’immeuble en flammes s’écroula dans
une envolée d’étincelles. Mais le feu n’avait pas gagné ; le petit
immeuble était sauvé.
J’observai Crassus, le visage rayonnant d’un bonheur
extatique. A la lueur orangée de l’incendie, il semblait plus jeune, ses yeux
brillaient d’un appétit insatiable. Je lisais dans ses traits, et c’était l’avenir
de Rome qui m’était conté.
14
Cicéron n’était pas visible quand nous arrivâmes à son
domicile. Le vieux domestique m’informa solennellement que son maître était
descendu au Forum pour affaires dans la matinée, mais qu’épuisé par la chaleur
et les troubles intestinaux, il avait dû se mettre au lit. Nul ne devait le
déranger, pas même Tiron. C’était aussi bien. Je n’étais pas disposé à faire un
compte rendu ni à mimer ce que j’avais vu devant son œil caustique.
Je déclinai la proposition de Tiron de me restaurer, ou même
de m’allonger si j’étais trop fatigué pour reprendre la route. Comme il s’enquérait
d’un rendez-vous pour le lendemain, je répondis qu’il ne me verrait pas de la
journée : j’avais décidé de visiter Amena et les propriétés de Sextus
Roscius.
La promenade sur la colline me rafraîchit l’esprit. L’heure
du dîner approchait, et la brise du soir apportait des odeurs de cuisine. Une
journée de travail s’achevait au Forum. Parmi les ombres allongées des temples,
de petits groupes se rassemblaient. Les changeurs parlaient boutique ; on
se lançait des invitations de dernière minute ; dans les coins solitaires,
quelques mendiants comptaient leurs gains.
C’est l’heure exquise à Rome. La folle agitation a cessé ;
la langueur de la nuit n’est pas encore. Le crépuscule est une méditation sur
les exploits de la journée et les plaisirs à venir. L’avenir a beau être
incertain – un saut
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