Du sang sur Rome
trahison – lorsque le dieu qui m’avait
sauvé la vie cette nuit-là décida de sauver mon honneur aussi, et de m’éviter
de me couvrir de ridicule devant un client généreux et son admirateur bien né.
Dans le silence général, Tiron fit entendre un bruit
singulier, comme s’il étouffait. Nos regards convergèrent sur lui : il
clignait des yeux, il se mordait les lèvres, il rougissait jusqu’aux oreilles,
comme s’il était coupable.
— Tiron ? fit Cicéron d’une voix éraillée malgré
le bouillon de poireau.
Pour l’instant, le visage du maître n’exprimait que la
contrariété et l’attente d’une explication satisfaisante.
Rufus me jeta un regard de
reproche, comme pour dire : Et c’est moi que tu soupçonnais ?
— Oui, Tiron, fit-il en abaissant les yeux
dédaigneusement vers l’esclave, aurais-tu quelque chose à nous dire ?
Tiron fit craquer ses phalanges, des larmes apparurent.
— La fille, compris-je soudain. Roscia.
Il se cacha le visage et éclata en sanglots.
Cicéron était hors de lui et tournait dans la pièce comme un
lion en cage. Je craignais qu’il ne frappe au passage le pauvre Tiron, qui,
effondré dans son coin, se tordait les mains en reniflant. Mais il se
contentait de lancer les bras au ciel en tonitruant de toute la puissance de sa
voix.
Rufus tenta de s’interposer, en aristocrate clément et
généreux. Il n’était pas à l’aise dans le rôle.
— Allons, Cicéron, ce genre de choses arrive
constamment. Et Cæcilia n’est pas forcée de l’apprendre.
Il voulut saisir la main de l’orateur, qui se dégagea d’un
geste brusque, insensible à la réaction peinée de Rufus.
— Alors que tout le monde rit dans son dos ? Non,
non, Cæcilia a pu être abusée, tout comme je l’ai été, mais tu penses bien que
tous ses esclaves sont au courant. Il n’y a rien de pire qu’un scandale qui se
déroule sous le nez d’une matrone romaine, tandis que les ragots vont bon train !
Et dire que c’est moi qui suis responsable…
Je me curais les ongles et ressentais les premières
atteintes d’un violent mal de tête.
— Fais-le fouetter, Cicéron, ou étrangler si tu veux. C’est
ton droit, après tout, et nul ne s’y opposera. Mais je t’en prie, ménage ta
voix pour le procès.
Cicéron se figea et me fusilla du regard. Au moins, j’avais
mis un terme à sa marche forcenée.
— Tiron a fait quelque chose de stupide, d’immoral
même. Ou il a simplement agi en jeune homme assoiffé d’amour. Mais il n’y a
aucune raison de penser qu’il t’a trahi, qu’il nous a trahis, du moins
consciemment. On l’a dupé. C’est une très vieille histoire.
Il y eut un instant de répit. Puis Cicéron explosa de
nouveau.
— Combien de fois ? répéta-t-il en agitant les
mains en l’air. Combien ?
Visiblement la question de la fréquence l’irritait tout
spécialement.
— Cinq fois, je crois. Peut-être six, répondit
humblement Tiron.
— Dès ma première visite à Cæcilia Metella ?
Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Et par la suite, continuer en
secret, derrière mon dos, en te cachant de son père et de la protectrice de son
père, sous son propre toit ! N’as-tu aucun sens de la décence ? De la
correction ? Et si l’on t’avait découvert ? Je n’aurais pas eu d’autre
choix que de te punir sur place ! Le père de Roscia aurait pu me faire un
procès, ruiner ma carrière…
Sa voix était devenue si rauque que l’entendre était une
véritable torture.
— C’est peu probable, bâilla Rufus, étant donné les
circonstances…
— Les circonstances n’ont rien à y voir ! Les
châtiments que Tiron encourt sont si sévères que j’en tremble. Mais je n’ai pas
le choix.
— Tu peux toujours lui pardonner, suggérai-je en me
frottant les yeux.
— Non ! Non, non et non ! S’il était un
ignorant, un esclave de basse caste, un galérien à peine différent d’une bête,
on aurait pu excuser son comportement – cela ne le dispenserait pas d’être
puni, mais son crime serait compréhensible ! Or Tiron a de l’éducation ;
il connaît les lois mieux que bien des citoyens. L’acte qu’il a commis avec la
jeune Roscia n’est pas le fait d’une créature impulsive, mais le choix d’un
esclave cultivé, dont le maître est évidemment trop indulgent et
malheureusement beaucoup, beaucoup trop confiant.
— Au nom de Jupiter, arrête, Cicéron !
Rufus n’en pouvait
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