Du sang sur Rome
d’urine et de jacinthe, puis des relents d’ail. La lumière dans le
vestibule bougea, projetant une ombre mouvante sur le mur de la chambre de
Bethesda.
Je me dirigeais, comme un somnambule, et avais l’impression
d’être invisible. Une lampe était posée à terre, traçant des ombres au plafond.
Barberousse se tenait devant le mur barbouillé, scrutant la surface où il
passait la main. Cette main était enveloppée d’un chiffon taché de rouge, d’où
gouttait un liquide noir. Dans l’autre, il y avait un poignard. La lame était
couverte de sang.
La porte était grande ouverte. J’aperçus le corps massif de
Zoticus appuyé tout contre elle. Il avait la gorge tranchée si profondément que
sa tête pendait, à moitié arrachée. Une mare de sang s’était formée à ses
pieds. Barberousse recula d’un pas et s’accroupit pour y tremper son chiffon,
sans quitter des yeux le mur, comme un artiste qui juge de son effet. Il se
remit au travail.
Puis, très doucement, il tourna la tête et me vit.
Alors son horrible bouche édentée me rendit mon sourire. Il
dut se jeter sur moi, mais il me sembla qu’il se déplaçait avec une lenteur et
une pesanteur incroyables. J’eus le temps de le voir brandir son arme, de
respirer la puanteur de l’ail, d’observer son rictus et de me demander bêtement
pour quelle raison il me manifestait tant de haine.
Mon corps réagit plus rapidement que mon cerveau. Je réussis
à détourner le coup, et m’en tirai avec une balafre à la joue, que je ne sentis
que beaucoup plus tard. Je me retrouvai plaqué contre le mur, le souffle coupé,
si brusquement que je crus être tombé avec tout le poids de son corps sur ma
poitrine.
En zigzaguant comme des acrobates, nous roulâmes par terre.
Nous nous débattions comme des hommes qui se noient, roulés par les vagues, de
sorte que je ne distinguais plus le haut du bas. La pointe du poignard
réapparaissait sous ma gorge, et chaque fois je la repoussais. Il possédait une
force inimaginable. On aurait dit un ouragan. Je me sentais comme un petit
garçon, sans aucun espoir de le battre.
Je pensai soudain à Bethesda, qu’il avait dû tuer comme
Zoticus. Pourquoi m’avait-il gardé en dernier ? C’est alors que le madrier
s’abattit sur son crâne.
Tandis qu’il basculait sur moi, étourdi, j’aperçus Bethesda
par-dessus son épaule. Elle tenait entre ses mains le madrier qui barrait la
porte. Il était si lourd qu’elle pouvait à peine le manœuvrer. Barberousse
reprenait ses esprits. Le sang coulait de l’occiput jusque dans sa barbe et
dans sa bouche, il avait l’air d’une fauve ou d’un homme-loup gorgé de sang. Il
s’agenouilla et pivota, le poignard dressé. Je lui assenai un coup sur la
poitrine mais je n’avais aucun recul.
Il attaqua Bethesda, qui tenait le madrier verticalement. Il
ne déchira que sa robe. Il prit alors le tissu à pleines mains et tira d’un
coup sec. Bethesda tomba à la renverse, le madrier s’abattit de l’autre côté.
Il atteignit Barberousse au milieu du front, et tandis que celui-ci s’affalait
sur moi, je saisis son bras armé du poignard et le lui tordis en direction de
sa poitrine.
La lame s’enfonça jusqu’à la garde dans le cœur. Sa tête
était au-dessus de la mienne, ses yeux étaient révulsés, la bouche grande
ouverte. La puanteur de l’ail et de ses dents pourries me répugnait. Il eut un soubresaut,
comme si quelque chose explosait en lui. L’instant d’après, le sang jaillit de
sa bouche.
J’entendis Bethesda pousser un cri. Le cadavre m’écrasa de
sa masse gluante. Il crachait son venin, inondait de sang ma bouche, mes
narines, jusqu’à mes oreilles. Je luttai en vain pour me dégager quand je
sentis Bethesda pousser avec moi. Le corps roula sur le dos, les yeux au
plafond, la mâchoire pendante.
Je me mis à genoux. Nous restâmes accrochés l’un à l’autre,
tremblant si fort que nos corps ne s’emboîtaient plus. Je crachai du sang et m’essuyai
sur sa robe d’une blancheur immaculée. Nous étions là à échanger des caresses,
à bégayer des mots de réconfort, comme les survivants d’une catastrophe.
La lampe continuait à crachoter et à projeter des ombres sinistres
qui animaient les cadavres. La nuit régnait sans partage : nous étions les
amants du poème, l’un nu, l’autre à demi vêtu, nous étreignant, agenouillés
près d’un lac. Mais c’était un lac de sang, si profond que je pouvais me
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