Du sang sur Rome
avec Roscius.
— Pourtant, continua Cicéron, je suis frappé de voir qu’ils
ne se soucient guère de l’opinion publique, ni même d’une décision de justice.
Non, ils souhaitent avant tout que Sylla ne soit pas informé. Par Hercule !
Je suis persuadé que notre dictateur ignore tout de ce scandale, et qu’ils
tentent désespérément d’éviter qu’il n’éclate.
— Peut-être, admis-je. Ils doivent compter aussi sur
ton propre instinct de conservation, pour ne pas lever un lièvre. Mais tu n’as
aucun moyen d’atteindre la vérité sans faire allusion à Sylla. Au mieux, tu
indisposeras notre dictateur ; au pire, tu l’impliqueras. Tu ne pourras
pas accuser l’affranchi sans offenser son ami et ancien maître.
— Vraiment, Gordien, sous-estimerais-tu mes talents d’orateur ?
Certes, je marcherai sur le fil du rasoir ; mais Diodotus m’a enseigné les
ressources de la diplomatie. Seuls les coupables ont quelque chose à craindre
des armes de la rhétorique ; un orateur digne de ce nom ne les tourne pas
contre lui.
J’avisai le cadran solaire : il restait une demi-heure
avant que la jeune Roscia ne s’impatiente. Je pris congé de Rufus et de Cicéron
et emmenai Tiron. Derrière moi, j’entendis Cicéron se replonger immédiatement
dans son discours et régaler Rufus de ses morceaux préférés.
Tiron garda le silence pendant tout le chemin. Au fur et à
mesure que nous nous approchions du lieu de rendez-vous sa nervosité augmentait.
En vue du petit parc, il s’arrêta.
— Peux-tu me laisser seul avec elle un instant ? S’il
te plaît ? fit-il la tête inclinée, comme un esclave qui demande la
permission.
— D’accord, mais pas longtemps. Et ne dis rien qui la
fasse fuir.
Je me mis à l’ombre d’un saule et le vis s’éloigner à grands
pas entre les hauts murs de deux maisons voisines. Il disparut dans la verdure.
Ce qu’il lui dit, je l’ignore. Je n’avais pas à le savoir et
Tiron ne me raconta rien. Peut-être Cicéron l’interrogea-t-il par la suite,
mais c’est peu probable. Même un esclave a le droit de posséder un secret,
quand le monde lui dénie toute autre possession.
Mon attente fut brève ; à chaque instant, j’imaginais
la fille fuyant par la sortie opposée. Le moment ne serait jamais tout à fait
propice pour lui extorquer la vérité, mais c’était l’occasion ou jamais. N’y
tenant plus, je sortis de ma retraite.
Le parc était ombragé, mais il y avait beaucoup de
poussière. Elle se collait aux pétales, aux feuilles, au lierre qui grimpait
sur les murs. L’herbe sèche crissait sous mes pieds. Des brindilles craquaient ;
ils m’entendirent arriver malgré mes précautions. Je les vis à travers le
feuillage, assis sur un banc de pierre, et l’instant d’après, j’étais près d’eux.
La fille aurait bondi si Tiron ne l’avait retenue par le poignet.
— Qui es-tu ? fît-elle en essayant de se dégager.
Elle se tint absolument immobile, mais je vis la terreur
dans son regard.
— Je vais crier, fit-elle tranquillement. Les gardes de
Cæcilia viendront s’ils m’entendent.
— Non, dis-je en reculant d’un pas pour l’apaiser. Tu
ne vas pas crier, tu vas parler.
— Qui es-tu ?
— Tu le sais bien.
— Oui. Celui qu’on appelle Gordien, l’enquêteur.
— C’est exact. Et c’est toi que j’ai trouvée, Roscia
Majora.
Elle se mordillait la lèvre et plissait les yeux. C’était
remarquable à quel point cette jolie fille pouvait rendre sa figure
déplaisante.
— Je ne vois pas ce que tu veux dire. Je suis en
compagnie de cet esclave – c’est bien celui de Cicéron ? Il m’a
attirée ici sous prétexte de me remettre un message de son maître pour mon
père.
Elle n’avait pas le ton hésitant de celle qui imagine un
alibi, mais semblait inventer la vérité à mesure qu’elle parlait. Elle avait
visiblement une grande expérience du mensonge. Tiron détournait obstinément les
yeux.
— S’il te plaît, Gordien, puis-je m’en aller ?
— Certainement pas. J’ai besoin de ta présence pour
vérifier ses dires. Tu es mon témoin. Laisse-moi seul avec elle, et elle est
capable d’inventer des horreurs sur moi.
— Un esclave ne peut être témoin, fît-elle sèchement.
— Bien sûr que si ! N’enseigne-t-on point le droit
romain aux filles de ferme d’Ameria ? Le témoignage d’un esclave est
parfaitement valide, du moment qu’il est acquis sous la torture.
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