Duel de dames
bouche
baveuse sans cesse ouverte. Elle ressemblait à une poupée de chiffon, molle, l’âme
comme retournée en dedans.
— Il me faut un fils, répéta Isabelle.
— N’aie crainte, tu as le temps, ils ne sont
pas encore en Terre sainte, répondit Ozanne de Louvain qui tenait l’enfant
serrée sur ses genoux.
Elle sentait, comme la reine, le souffle glacé de l’abandon.
Épouse et maîtresse étaient de destin lié, subordonné à celui du roi. Mais elle,
Ozanne, n’était rien, elle n’avait rien qu’un vieux grimoire du Grand Albert
de la magie naturelle légué par sa nourrice, guérisseuse et quelque peu
sorcière, qui lui avait appris le secret des simples et des remèdes de bonne famé [28] ;
sa tendre et si regrettée nounou fut la seule à donner de l’amour à son enfance.
Fille bâtarde de feu Wenceslas de Luxembourg, l’épouse de ce dernier, la
duchesse Jeanne de Brabant, fut pour elle une marâtre cruelle, vengeresse
des infidélités de son défunt mari, jusqu’à la putasser. Isabelle avait pris
Ozanne en amitié et l’avait arrachée à la malfaisante Brabant, en se l’attachant
en qualité de première dame d’honneur. Celle-ci lui en gardait une éternelle
reconnaissance et une fidélité sans faille.
La dame de compagnie essuya le filet de bave qui s’accrochait
aux lèvres de l’enfant, qui ouvrit plus encore la bouche, c’était sa façon de
sourire.
Isabelle lui rendit son sourire en songeant que
les yeux de sa fille étaient étranges et magnifiques, comme un lac étale, limpide,
insondable, mais elle était toujours incapable de la prendre dans ses bras, malgré
la honte qu’elle en avait. En dépit des mauvais auspices, l’enfant durait. Ozanne
lui avait choisi les meilleures nourrices, et ne la tenait jamais loin d’elle, la
sachant suspendue au fil ténu de son existence, même en ces jours navrants, alors
qu’elle luttait pour ramener le roi à la vie.
Trois jours et trois nuits, elle avait fait dormir
le souverain exténué, ne l’éveillant que pour le nourrir de bouillies
roboratives et des potions fortifiantes qu’il avalait machinalement comme une
oie que l’on gave. Et pour lui éviter l’avilissement de la souillure pour ses
nécessités, Arégonde avait fait venir une invention de son habile époux, maître
artisan-menuisier de son état, une chaise matelassée de tissus de laine dont le
siège était percé d’une ouverture ronde sous laquelle était glissé un seau. Cette
géniale commodité, que la reine avait aussitôt commandé pour son usage privé, évitait
la fatigue et les dangers de déplacer vers les latrines glaciales le roi
somnolent. Enfin, lavé et recouché, Ozanne le replongeait dans un sommeil
profond et réparateur en lui administrant de la liqueur de pavot. Et même alors
qu’il dormait, elle massait encore doucement, de ses huiles, son corps et ses
membres. Peu à peu, le visage de Charles s’était décreusé, avait retrouvé des
couleurs, et ses cheveux leur brillance. Enfin, ses premiers mots en sortant de
sa torpeur avaient été pour réclamer la reine qui vivait dans une folle anxiété.
Elle avait accouru aussitôt. Il l’avait accueillie avec la chaleur et la
tendresse qui lui étaient coutumières, ignorant l’avoir repoussée avec violence
sans la reconnaître. Et l’on se garda bien de l’en instruire.
Toute à ses pénibles souvenirs, Isabelle regarda d’un
air absent la nourrice qui dégrafait son bliaut, exhibant une mamelle blanche
et lourde. Elle prit Jeanne qui geignait dans les bras d’Ozanne, s’installa sur
un tabouret, et lui donna la tétée. L’enfant, malgré ses deux ans, ne voulait
rien prendre d’autre que le sein. Il n’y eut plus que le bruit de succion qui
rompit le silence qui s’était fait jusque dans la chambre du roi.
Isabelle songeait toujours à Charles. Alors qu’on
le croyait remis de son épuisement, il fut pris d’une fièvre formidable, délirante.
Les mires du roi n’étant pas de retour du Midi, Ozanne s’était battue seule et
de toutes ses forces contre la chaude maladie. Il fallait faire chuter la
température accablante du corps en le plongeant dans une cuve d’eau froide. Elle
l’avait forcé à boire des infusions d’écorce de saule blanc [29] , connues depuis l’Antiquité
pour ses vertus fébrifuges et recommandées contre les douleurs. Elle l’avait
veillé des nuits entières, alors que la chambrée était en prière. Au pire de son
état,
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