Duel de dames
ces doléances, Charles VI reçut en
conséquence la délégation génoise en toute intimité et avec chaleur, une
délégation qui allait précipiter les événements, et dont les propos mirent le
comble à son délire mystique :
« Les Turcs, dirent-ils, cette race d’infidèles
attachée à des croyances impures, ennemis infatigables du nom chrétien, sortent
du royaume de Tunis, et ruinent par leurs pirateries le commerce de Gênes. Les
Génois ont déjà livré plusieurs combats sur terre et sur mer pour repousser les
attaques de ces infidèles ; accablés de revers et ballottés par les plus
cruelles des tribulations, nous avons recours à la protection de votre majesté
royale comme notre unique refuge. Tous les malheureux ont droit à votre
miséricorde et à votre puissance, surtout quand ils implorent votre aide contre
les ennemis du Christ [30] . »
Dieu lui envoyait un nouveau signe. Dieu le veut !
Le roi n’eut alors de cesse de réunir son Conseil
pour en délibérer. Il ne doutait nullement de leur approbation pour son
exaltante et pieuse décision. Et pour en débattre plaisamment, il avait ainsi
décidé d’un festin pour le soir même.
Isabelle sursauta.
— Mais comment faire ? Une assemblée si
réduite pour un projet aussi grand ! criait Charles.
Elle avait dû s’assoupir. Allons, il fallait bien
qu’elle s’en mêle, car, sans nul doute, il s’agissait d’organiser ce souper.
Charles tournait furieusement en rond. Il était
avec son secrétaire, Étienne de Castel, qui se tenait devant un
scriptional, et qui se leva si précipitamment à son entrée, qu’il en bouscula
son meuble d’écriture. Plumes et parchemins churent pour la plupart sur le sol,
mais il attrapa par réflexe la corne emplie d’encre, évitant le pire. Rouge de
confusion, il salua bas la reine.
Isabelle lui rendit son salut avec un sourire
amusé.
— Ah, ma mie, vous tombez bien, lança le roi
en l’apercevant. Je ne sais qui choisir, quoi que je fasse, il y a pléthore de
gens à informer…
— Vous avez tout le temps de réunir votre
Grand Conseil pour faire votre déclaration officielle. Occupons-nous donc de ce
petit souper.
— Dix, pas un de plus. Ce sont les exigences
de ce tyran de Taillevent. Il s’est fait prier, a crié, arguant avec force que
ses aides et ses queux qui accompagnent ses chariots d’équipement n’avaient pas
suivi son train de retour, qu’il ne pouvait rien faire sans eux, en si peu de
temps, qu’il s’y perdrait de réputation… et que sais-je encore, même ma
vaisselle d’or, paraît-il, est encore en chemin. Il m’a bien fallu céder.
Il est vrai qu’il n’était pas dans les habitudes d’un
monarque de s’occuper de tels problèmes domestiques. Son grand maître d’hôtel, le
seigneur Guy Damas, seigneur de Couzan, qui contrôlait l’ensemble des
services et ses douze maîtres-assistants, n’était pas de retour. Il en était de
même pour les hautes fonctions officielles nécessaires au bon fonctionnement de
la maison du roi, retardées par le souci qu’ils avaient de leurs charrois menés
par des bœufs au pas de labour [31] . Il y en avait
beaucoup pour croire le roi encore à Montpellier, car ils étaient partis de l’avant.
Isabelle, qui n’avait pas été accoutumée à un tel déluge de prestations, avait
plus de ressources, et davantage de bon sens pratique. Elle laissa passer l’orage
et, en attendant, tira un escabeau vers le secrétaire qui s’employait avec
fébrilité à remettre de l’ordre sur son scriptional.
— Votre nom, monsieur, est-il bien Étienne de Castel ?
lui demanda-t-elle tout en s’asseyant.
— Pour vous servir, madame, balbutia le
secrétaire.
— Mais je vous en prie, reprenez votre place,
lui dit-elle, alors qu’il restait planté debout, des rouleaux de parchemins
vierges dans les bras.
Tandis qu’Étienne s’exécutait, elle demanda d’une
voix affable :
— N’êtes-vous pas l’époux de cette charmante
poétesse, Christine de Pisan, qui se languissait tant de votre absence ?
— J’ai ce bonheur, madame.
— Ainsi vous êtes de retour, vous avez fait
diligence. Votre dame doit en être bien heureuse.
— À l’en croire, madame, dit-il en rougissant
à nouveau.
— Faites-lui mes amitiés, voulez-vous, ainsi
qu’à maître Flamel et son épouse, Pernelle, qui sont… de vos amis, à ce que je
crois ?
— Nous avons cet honneur et ce plaisir, madame.
Le roi
Weitere Kostenlose Bücher