Duel de dames
une litière avec ses enfants. Pour la circonstance, elle s’était
fait un visage de madone, le teint éclairci, l’œil charbonneux et les lèvres
rougies, elle arborait un long voile de samit bleu qui l’enveloppait, retenu
sur sa tête par une fine couronne de diamants, et attaché sous la pointe de son
menton par un fermail de saphirs. Elle tenait haut dans ses bras son fils, le
dauphin Charles. Elle était l’image de la Vierge à l’enfant, de façon
saisissante. Cette vision fit exulter le bon peuple. « Noël ! Noël, vive
la reine, vive le dauphin de France ! » Autour de sa litière, les
dames chevauchaient sur leur haquenée, notamment Valentine Visconti sur
Alcoboçanne, en grands atours de velours et coiffée d’un impressionnant
escoffion à double corne. Mais le monde n’avait d’yeux que pour la reine et son
fils. Isabelle, souriante, triomphait. L’entrée à Paris fut un délire, les
princes des Fleurs de lys se portèrent à la rencontre du roi, quelque peu
inquiets. Lorsque Charles mit enfin pied à terre à l’Hôtel solennel, il refusa
tout net les agapes et les festivités qui l’attendaient. Il voulait sans tarder
faire une retraite au cloître des Célestins, pour faire pénitence des navrances
qu’il avait fait subir à quatre de ses écuyers dans la forêt du Mans. Mais, surtout,
il voulait immédiatement s’entretenir avec son ancien précepteur, le sage
Philippe de Mézières.
Le vieux célestin avait été l’un des premiers à
recevoir un message de Charles, aussi l’attendait-il. Il lui avait fait
préparer une cellule, le roi voulait faire retraite, et sollicitait de son
ancien précepteur un entretien. Mézières était inquiet, la crise de la forêt du
Mans était l’aboutissement d’une détérioration cérébrale dont il avait été le
témoin ces derniers temps. Il en avait suivi les signes, qui étaient allés en s’aggravant.
Mais comment faire comprendre au roi qu’il sombrait dans la folie ? Mézières
craignait que son retour en santé ne fût qu’une rémission, et que le trône et
la France même ne fussent en danger. Le pouvoir avait trop d’attraits pour que
la discorde des princes n’entraînât le royaume au bord du gouffre.
Philippe avait plus de soixante-cinq ans, il s’était
retiré au couvent des Célestins, n’intervenant dans les affaires de l’État que
comme conseiller. Il était un politique avisé, connaissant tous les arcanes du
pouvoir sans en avoir le goût. Comme il l’avait dit à la charmante princesse de Bavière,
son bonheur était dans la solitude et l’écriture. Il ne sortait de sa réserve
que par nécessité.
Et il y avait urgence, il fallait mettre un frein
à l’avidité de Berry et de Bourgogne. À ce jour, il pensait que cela avait
été une erreur de les avoir totalement exclus du gouvernement, ils en étaient
devenus les pires et les plus puissants ennemis, et, ses ennemis, il fallait
les tenir au plus près. En cas de rechute, ou de la mort de Charles VI, que
Dieu nous en garde, les princes allaient s’entre-déchirer. En attendant le roi,
il avait rédigé des ordonnances pour parer à l’éventualité d’une nouvelle « absence ».
Les ordonnances proposaient de donner la régence
au duc d’Orléans, entouré d’un conseil composé, entre autres, des oncles et de
Louis de Bavière, frère de la reine. Car il fallait quelqu’un au
gouvernement pour protéger Isabelle, s’il devait advenir qu’elle soit à nouveau
l’épouse d’un mort-vivant. À celle-ci, il donnait la tutelle, garde et
ministère des enfants royaux et ceux à venir. Elle serait pensionnée et
apanagée comme il convenait pour soutenir son état et le nourrissement de sa
progéniture.
Ces principales dispositions seraient assorties de
serments jurés sur les saints Évangiles. Louis d’Orléans, régent, sur sa foi, devrait
défendre de toute sa puissance les intérêts du royaume, la reine et le dauphin.
Isabelle, jurerait amour, enseignement et bonne doctrine aux enfants de France.
Les membres du gouvernement devraient respecter lesdites ordonnances et la
volonté du roi.
Philippe de Mézières savait équilibrer les
choses, si Louis d’Orléans avait le pouvoir sur ses oncles, de même le conseil
de régence l’aurait sur le frère du roi.
Ainsi, ils se surveilleraient les uns les autres, limitant
mutuellement leur voracité.
Mais, pour faire admettre ces dispositions en cas
de vacance du trône, il
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