Eclose entre les lys
mauvaises, et il se repaissait particulièrement de l’échec de
l’Écluse.
— Combien dis-tu qu’il y avait de navires ?
— On en dénombrait près de mille quatre cents,
assez pour faire un pont de Calais jusqu’à Douvres. Pour un peu, l’armée aurait
pu se rendre à pied sec jusqu’à l’embouchure de la Tamise, répondit
Bois-Bourdon.
Il était assis au chevet du roi, avec son
accoutumée nonchalance. Le Mauvais, qui adorait son ironie mordante, ne se doutait
pas de la déchirante tension intérieure du chevalier qui songeait à la grande
peine d’Isabelle. De cette voix zézayante due à la perte de ses quatre
incisives supérieures, mais aussi aux vapeurs de l’eau-de-vie qui commençaient
à pénétrer chaque pore de sa peau et qui lui montaient à la tête, le roi
enchaîna :
— Olivier de Clisson est à Tréguier, dit-on,
avec ce qu’il reste des vaisseaux épargnés par les tempêtes. Il semble qu’il ne
veuille pas lâcher le projet du Passage d’Angleterre. Je connais le connétable,
il est obstiné.
— Certes, le Passage a été remis pour ce
printemps. Mais les chevaliers sont lassés, la piétaille débandée. Les princes
n’en seront pas, aux dernières nouvelles, répondit Bourdon, affectant la
raillerie.
— À propos de nouvelle, connais-tu le bruit
qui court en Bretagne ?
— Vous allez me l’apprendre, sire.
Les valets avaient fini de ligoter le roi dans son
linceul d’alcool, seule la tête émergeait de son corps emmailloté. Ce dernier
leur lança un regard impérieux avant de répondre. Les deux chambriers s’inclinèrent
et sortirent. Le sire de Graville sourit imperceptiblement : il était
seul avec Charles le Mauvais.
— Eh bien, ces dernières nouvelles ? relança-t-il.
— Ma fille, qui vient d’épouser le duc de
Bretagne, aurait déjà pris Olivier de Clisson comme amant.
— Certes, le connétable porte bien son nom de
Boucher borgne, il est un rude gaillard ! commenta ironiquement
Bois-Bourdon. (Il ajouta avec une affabilité narquoise.) Mais par courtoisie
envers Jeanne de Navarre, et par respect pour votre seigneurie, je crois
votre fille insoupçonnable.
— Que nenni ! Jeanne est une redoutable
chasseresse. Elle tient de son père, se félicita le Mauvais, qui tenait à
ses ragots devenus sa seule distraction.
Ses lèvres retroussées sur son ricanement édenté
lui donnaient un sourire hideux de vieillard satanique. À le voir aujourd’hui, il
était difficile d’imaginer qu’il avait été l’un des plus beaux princes d’Europe,
doué d’un charme aussi redoutable que vénéneux.
Bois-Bourdon en eut un frisson de répulsion tandis
que le Grand Empoisonneur continuait :
— Toute la cour bretonne s’en gausse, et il
paraîtrait que Jean de Montfort couve quelque idée de vengeance, jubila-t-il
encore.
La vindicte entre Jean de Montfort, duc de
Bretagne, et le connétable de France, Olivier de Clisson, était connue de
tous et apparemment, ce dernier faisait tout pour l’attiser. Il était le plus
riche et plus puissant des barons bretons. De surcroît, il avait récemment
donné sa fille en mariage à Jean de Blois, comte de Penthièvre. Jean de Blois n’était
autre que l’héritier de la couronne ducale de Montfort au cas où celui-ci
mourrait sans héritier. Ainsi le Boucher borgne était-il le beau-père de l’éventuel
futur duc de Bretagne, le pire adversaire de Jean de Montfort.
— Mon gendre enrage, paraît-il. Le ventre de
ma fille reste vide, reprit le roi, en songeant à ces querelles d’héritage, qui
rongeaient à plaisir les fiefs comme les royaumes.
— Comptez sur la vigueur du connétable pour
le remplir.
Charles le Mauvais éclata de rire.
— Imagine-toi, Graville, un bâtard de Clisson
sur le trône de Bretagne.
— Cela serait plaisant, en effet, répondit
péniblement Bois-Bourdon que le terme de bâtard venait de frapper en plein cœur,
lui rappelant le petit Dauphin.
Curieusement, le roi y pensa aussi.
— Relis-moi encore cette lettre de mon cousin
Charles VI, je ne m’en lasse pas, demanda-t-il, inconscient de la tempête
qui ravageait l’esprit de son favori.
Ce dernier s’en alla quérir sur le lutrin le
parchemin aux sceaux des armes de France. Il était au supplice. Son fils était
mort, un fils qu’il n’avait ni le droit de pleurer, ni d’en consoler la mère. Et
lui, le non-croyant, pria en déroulant la missive. « Mon Dieu, protégez
mon
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