Eclose entre les lys

lui ôtait toute prudence. Mon physicien chypriote l’avait pourvu
du poison le plus redoutable. Mais il fut arrêté sur une lettre de dénonciation.
Ainsi fut dévoyée la conjuration. La Rue a tout avoué sous la torture ;
et puis il a été rompu de membres, la tête coupée, exposée aux Halles [41] .
J’ai soupçonné un temps le cardinal de Laon d’être l’auteur de cette
lettre.
    De la salive coulait des commissures de ses lèvres
jusque sur son menton, tant il parlait. Le sénéchal l’essuya encore, et le roi
reprit, en se mettant à rire :
    — Quel diable était aussi ce Laon ! Je
me souviens de ce défi qu’il nous avait lancé. Il faut dire que l’on s’ennuyait
ferme dans ce château enseveli sous la neige. Alors, après s’être entretenu d’assassinat,
on causa femelles. Tu sais ce que c’est, toi, Bourdon le Débauché ?
    Le sire de Graville acquiesça d’un sourire d’apparente
connivence, mais le rythme de son cœur s’était accéléré, jusqu’à la douleur. Seules
ses mains dénonçaient sa tension : elles pétrissaient avec force le linge
qui avait servi à essuyer la bouche du roi. Et le Navarre continuait de baver
ses confidences :
    — Le cardinal de Laon nous parla du
plaisir indicible qu’il prenait avec les garçons et nous mit au défi d’essayer.
On essaya donc ! Je me souviens du joli cul de ce page. Pour ma part, j’aime
mieux forcer l’entrée naturelle des jouvencelles, mais je reconnais que ce
cul-là était fort plaisant, aussi doux que celui d’une fille. Il gueulait à
nous fendre les oreilles, mais à tout prendre, à la fin, il en aurait bien
redemandé.
    L’ancienne souffrance était revenue, si présente, si
violente que Bois-Bourdon en tremblait. Il se leva et alla se saisir d’un
candélabre à trois chandelles. Afin de maîtriser ses nerfs à vif, il se mouvait
avec mesure et lenteur. Le roi de Navarre s’était tu, perdu dans ses souvenirs.
    — Il s’avéra que le cardinal n’avait pas
écrit cette lettre de dénonciation, reprit-il. Aujourd’hui encore, je me pose
la question de qui avait trahi ?
    — Le page ! gronda sourdement
Bois-Bourdon.
    Tenant le chandelier d’une main redevenue ferme, il
se retourna, et fixa le roi.
    — Le page ? répéta ce dernier avec
stupeur.
    Bourdon s’approcha du lit où gisait Charles le Mauvais,
lié dans ses draps d’esprit-de-vin, et posa le candélabre à son chevet.
    — J’avais treize ans.
    — Toi ?
    Navarre poussa un cri effroyable. Il venait de
lire son arrêt de mort dans le regard du sire de Graville.
    Le linge n’était plus qu’une boule dans le poing
de Bois-Bourdon. Il l’enfourna de force dans la bouche du roi qui hurlait, l’enfonçant
d’autant plus facilement que nulle dent n’y faisait obstacle, jusqu’au plus
profond de la gorge, afin que personne ne s’en avise et s’étonne de ce bâillon.
    — Tu peux gueuler, Navarre, tu peux gueuler !
Mais à tout prendre, à la fin, tu en redemanderas bien.
    Le vieux roi, étouffé, tournait des yeux fous. D’un
revers de main, le sire de Graville projeta le candélabre sur les draps
imbibés d’eau-de-vie. Ils s’embrasèrent immédiatement. Bois-Bourdon ouvrit les
croisées. Le courant d’air aviva encore les flammes bleues courant sur le corps
ligoté qui se contorsionnait.
    Sans un regard derrière lui, il sortit.
     
    Chevauchant Alcoboça, Bois-Bourdon quitta Pampelune
la même nuit, avec sa suite et son fidèle le Peineux. Il ne savait où il allait.
Une lettre d’Ozanne l’avait mis en garde :
     
    Ne revenez pas, messire
de Graville, ne revenez pas dès à présent. La reine a tant de souffrance
de son deuil qu’elle se croit maudite par Dieu et que le Diable l’a fait chuter…
à travers vous.
    *
    « Navarre est mort ! Navarre est mort ! »
Le cri partait des carrefours et des places, lancé sur des roulements de
tambour par les aboyeurs publics, et courait les rues de Paris de bouche en
gosier : « Navarre est mort, Navarre est mort ! »
    Les courriers de Pampelune venaient tout juste d’arriver
à l’hôtel de Saint-Paul que déjà la rumeur se propageait à toute vitesse. De
bourgs en seigneuries, avec leurs hôtes, ils avaient tant fêté l’information qu’ils
avaient mis plus de deux mois à gagner la capitale. Charles le Mauvais
était cruel avec ses serviteurs, et il n’y avait pas qu’en royaume de France qu’il
était détesté.
    Les cloches se mirent bientôt