Edward Hopper, le dissident
sur le mur d’une maison »).
Ce refus de « l’humain », ce rejet, est-ce indifférence, misanthropie ? Signifie-t-il, en creux , un amour déçu, un amour blessé, voire un dégoût de soi, une haine de soi ? Une haine de l’existence dont le revers serait une aspiration à l’être ; dont la lumière, par la grâce de la peinture, la pauvre et splendide grâce de la peinture, serait en quelque sorte le moyen, le signe ? Alors, il y aurait en Hopper quelque chose de ce que nous croyons reconnaître chez Rimbaud. Ce peintre et ce témoin de la vie américaine, moderne, serait un mystique : un « mystique sans Dieu », selon le mot de Valéry. Mais peut-on consacrer sa vie à la lumière, sans aspirer à la Lumière, l’espérer ? Au soleil, sans se tourner vers le Soleil ?
Et ce n’est pas seulement le peintre qui se voue à ce qui est la nécessité, et le sens, de son art, mais, en lui : l’homme ; comme, pour d’autres, la parole ou la musique, la danse, la peinture n’est pas tant la fin et la consolation d’une détresse, que le seul moyen, pour cet homme-là, de toucher la frange insaisissable de la lumière essentielle, la lumière sans ombre, absolue. La vie sans la faille de la souffrance et de la mort. Nous-même enfin, moi-même, hors de la finitude. « Pourquoi des poètes en un temps de détresse ? » Pour que notre détresse, et la nuit, n’ait pas le dernier mot, dérisoire, absurde. Nous croyons trouver en Hopper l’image de notre solitude, en ce monde, en ce siècle,
mais, parce que cette image est un acte de l’esprit, l’affirmation de la beauté et du sens, ce qui nous touche, et nous vient en aide, par elle, grâce à elle, malgré elle, c’est la négation de la solitude par l’œuvre. C’est le consentement en nous de notre nuit à la lumière.
Plus nous contemplons le jeu des surfaces dans la peinture de Hopper, cette géométrie, plus nous sommes portés à voir en lui un peintre abstrait sous l’apparence d’une peinture figurative. Lloyd Goodrich, l’un des premiers admirateurs de Hopper, et l’un de ses amis, lui dit un jour que, dans une causerie, il avait rapproché des projections de toiles de Mondrian et des peintures de Hopper ; des fenêtres. « You kill me » , avait soupiré Hopper. « Vous me tuez. » Mais bientôt une pensée nous vient : ce n’est pas seulement la peinture, « la peinture pure », qui serait l’âme de la peinture de Hopper, son motif : ces rectangles de couleur, que le bord de la toile peut changer en triangles, en trapèzes, et ces chambres vides, ne serait-ce pas la représentation, allusive, inconsciente, de la toile sur le chevalet, et de l’atelier, de la lumière de l’atelier ? De l’atelier : c’est-à-dire de la peinture, et de l’acte de peindre, de la vie vouée à la peinture. Ainsi, dans le même temps, sous couvert de peindre un effet de lumière dans une chambre, un espace, Hopper nous dirait-il son secret de peintre et le secret de sa vie. Dans de telles toiles, il se représenterait à la fois présent et absent.
Absent et présent : n’est-ce pas ce qu’est le peintre pour nous, devant sa toile, sa peinture, son œuvre ; et, cela, qu’il ne soit plus de ce monde, ou notre contemporain ?
« Le tableau dans le tableau », le miroir et la mise en abyme, la fenêtre, l’atelier du peintre, l’autoportrait, l’autoportrait du peintre devant la toile et le chevalet, en train de peindre, l’atelier où l’on voit, confusément, des toiles peintes par celui qui signe ce tableau… Autant de thèmes et de motifs liés depuis longtemps à l’histoire et à l’art de la peinture. Mais, quand un peintre prend pour sujet son atelier, c’est comme s’il faisait, indirectement, son portrait et affirmait son intention de peintre ; et l’atelier réel, son atelier, n’est-il pas la figure de l’atelier intérieur, intime, invisible, du peintre ? le lieu où tout s’élabore : lui-même.
Il me semble qu’il faut considérer les pièces nues de Hopper, ses dernières peintures, dans l’analogie qu’elles présentent avec l’atelier et le jeu des surfaces, des angles, qu’offre la toile, le chevalet. Eut-il conscience de cette analogie, de cette confidence qu’il faisait, et d’écrire une espèce de « journal intime » ? Nous-mêmes, si nous prolongeons cette interprétation, nous sommes amenés à reconnaître, chez Hopper, une espèce d’hommage,
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