Edward Hopper, le dissident
En cela, en cela aussi, Rembrandt est le maître.
Rares les portraits chez Hopper. En prenant sa femme pour modèle, unique modèle, et en lui faisant jouer le rôle de divers personnages, il s’abstenait de tout portrait d’elle. Quant aux personnages de ses toiles, peut-on dire qu’il s’agit de portraits ? Il faudrait pour cela qu’ils fussent des personnes. Il semble que dans sa représentation des hommes et des femmes, Hopper ait mis l’accent sur leur « extériorité » ; l’intériorité, cependant, n’est pas niée, mais ces personnes sont comme en exil d’elles-mêmes, étrangères à elles-mêmes. La peinture, qui fut souvent le moyen d’accéder, mystérieusement, à l’intérieur d’un être, de s’en approcher, est, chez Hopper, le moyen de montrer la puissance et le poids de l’apparence : l’« aliénation », la « chosification ». Pourtant, quelqu’un, une âme, est « là-dessous ». C’est quelque chose d’essentiel, d’unique, de paradoxal chez Hopper, que de représenter le mystère de l’être humain par sa négation. L’image, qu’est la peinture, dénonce, par le moyen de l’image, l’enfermement dans l’image qui est, dans notre rapport aux autres, dans notre rapport à nous-même, notre condition. Mais la peinture, qui est musique, beauté, sauve par sa lumière, son regard, cette misère.
Entrevoir, chez Hopper, cette représentation de l’exclusion, cette domination de la surface, ce règne de l’extériorité, alors que nous ne sommes humains que par l’abîme, c’est aussi pouvoir regarder plus justement le couple tel qu’il le représente. Couple de solitaires. Couple solitaire. Chacun n’est pour l’autre qu’une apparence, une ombre. L’amour seul révèle que l’autre est présence. Ici, même le désir fait défaut.
En 1952, il peint Sea Watchers (« Couple regardant la mer »). Ils sont en maillot de bain, assis sur un banc de bois, devant une maison de vacances, sans doute, sur une terrasse un peu au-dessus du sable de la plage : pour que le plan devant la maison soit parfaitement horizontal ; soustrait à la mollesse du sable ; une étroite scène, devant le large. Lui, torse nu ; elle, bonnet de bain sur la tête : ils ne se trempent dans la mer que des yeux ; c’est plutôt de soleil qu’ils se baignent. Le vent souffle : des serviettes, deux colorées, jaune, rouge, deux blanches, sur un fil, une barre fixée au mur de la maison, dans l’ombre, des serviettes de bain flottent, comme des voiles, des drapeaux : on fête le soleil et la mer, le farniente, l’heure du jour, le temps entre parenthèses. À côté de la maison qu’ils habitent, où ils logent, une autre maison, identique. Près de l’une et l’autre, des pieux où amarrer une barque : deux, liés d’une corde ; une couple de pieux. La mer, les rochers, une blancheur qui est sans doute une blancheur d’écume, là-bas. Ces gens, n’est-ce pas, ont tout pour être heureux. Ils ne le sont pas. La maison voisine semble tourner le dos et regarder autrement la mer. Assez loin, parmi des rochers, comme des phares minuscules, deux poteaux côte à côte.
Dix ans plus tard, en 1960, même thème, amplifié, multiplié : People in the Sun (« Gens au soleil »). Mais ces gens ne sont pas devant la mer : ils sont tournés vers une étendue d’herbe jaune bordée dans le lointain, un lointain assez proche, par un moutonnement de montagne. Ils sont assis sur des sièges de bois dont les X des pattes se succèdent d’une façon un peu cocasse. Ils sont là, ils se sont posés là, installés, pour jouir du soleil, du jour, du temps qui passe, du paysage, du ciel bleu. Ils mettent à profit leurs vacances.
Peut-être partagent-ils la maison qu’ensemble ils ont louée et devant laquelle ils sont assis, un peu raides et pourtant détendus ; et pour l’un d’eux, même, au premier plan, coussin derrière la tête, relâché. Leur pose dit leur liberté, leur insouciance, leur oisiveté.
Deux couples, d’un certain âge déjà, presque identiques. Ils sont assis sur un seul rang comme au théâtre et le spectacle qu’ils contemplent, auquel ils assistent, est le spectacle du monde, la lumière du soleil, qui bientôt va disparaître derrière l’horizon des montagnes ou des collines. Spectacle cosmique, réitération de la Genèse ! Mais ces bourgeois embourgeoisent le cosmos comme les touristes médiocrisent le Parthénon et les Pyramides.
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