Edward Hopper, le dissident
le rejouerez plus. Ni cette pièce, ni une autre, vous ne rejouerez sur la scène. Vous prenez congé.
Fraise pour elle, col à pointes pour lui, un bonnet blanc pour Colombine, tricorne plat pour Pierrot, farine de lune pour tous les deux. On voit se dessiner une jambe sous l’étoffe de la robe et saillir un genou, se modeler un mollet, à travers le pantalon. Ainsi le corps est-il déjà blanc comme demain le squelette. L’ombre de la danse amoureuse était, comme en sourdine, danse macabre, cliquetis. Ce n’était pas des castagnettes, ni contre le tronc d’un arbre sec le bec du pic-vert, que vous entendiez, dans vos instants suaves, vos roucoulades, tourtereaux, mais l’os d’un joueur de mandoline, de guitare, sur le bois de la caisse, sur le manche et les cordes, c’était le caquet de ses phalanges.
Hopper aimait le théâtre, il aimait Ibsen. Il n’aimait pas seulement la représentation théâtrale, une soirée au théâtre ; mais le lieu même du théâtre, salle, scène, architecture. Il a peint des spectateurs dans leur loge, ou en train de s’asseoir, aux premiers rangs. Mais plutôt le rideau fermé que levé, plutôt la salle que la scène, et jamais, il me semble, une représentation, des comédiens jouant leur rôle, ou le répétant. Comme si son dessein était de peindre l’attente. Comme si le
« théâtre », pour lui, ne consistait pas à représenter le monde, la société, des personnages, mais le public, en ce que le public est à la fois le lieu et l’acteur d’une attente, essentielle : notre existence. En somme, une pièce qui pourrait être « beckettienne ». La scène représente le public béant. Et quel mot, pauvre Yorick ! pour désigner la fosse d’orchestre.
Mais, imaginant une pièce de Beckett qui pourrait être « hopperienne », je pense à Baudelaire lorsqu’il évoque le théâtre. Ce n’est pas à l’action dramatique qu’il porte attention, mais au lustre : « Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance et encore maintenant, c’est le lustre – un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique. » Et encore : « Après tout, le lustre m’a toujours paru l’acteur principal, vu à travers le gros bout ou le petit bout de la lorgnette. » Au lustre, et au rideau de scène. Le théâtre, pour Baudelaire, peut-être pour Hopper, n’est pas essentiellement image du monde, dans sa feinte réalité, dans ce qu’il peut avoir de romanesque, mais image métaphysique du monde, et le rideau est le voile qui nous sépare de la mort, de l’autre monde, s’il existe. Le rideau est le voile d’Isis. Il y a dans Les Fleurs du mal un poème, un sonnet intitulé « Le Rêve d’un Curieux », et dédié à « F. N. », sans doute Nadar, homme d’un autre miroir du monde, d’un autre voile, funèbre, et d’une chambre noire où l’image se renverse : le photographe. Baudelaire rêve qu’il est sur le point de mourir, « Désir mêlé d’horreur ». « Angoisse et vif espoir ». Et le poème, ou le rêve, s’achève ainsi :
Tout mon cœur s’arrachait au monde familier.
J’étais comme l’enfant avide du spectacle,
Haïssant le rideau comme on hait un obstacle…
Enfin la vérité froide se révéla :
J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore.
Le théâtre, caverne initiatique. Baudelaire écrit dans ses Journaux intimes : « Pour une nature timide, un contrôle de théâtre ressemble quelque peu au tribunal des Enfers. » Cette métaphore du théâtre comme expérience de la mort est plus riche encore que celle qui voit dans le théâtre un miroir du monde : il est un miroir de l’autre monde, de l’outre-monde ; en ceci qu’il est analogue au sommeil et au songe ; lesquels sont analogues à la mort et à la descente aux abîmes.
En 1937, Hopper a peint une toile, The Sheridan Theatre , précédée de plusieurs études au crayon ; de dimension modeste, mais que sa reproduction, dans un livre, fait imaginer immense. Ce sont les trois personnages représentés çà et là sur la toile qui donnent l’échelle de l’architecture et produisent cet effet de vastitude et de profondeur, de hauteur. Le théâtre à étages, galeries superposées, les plafonds et les piliers éclairés de grands luminaires en forme de soucoupes renversées,
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