Edward Hopper, le dissident
Cependant la peinture change en spectacle digne d’être vu le plaisir petit qu’ils ont de regarder la lumière du soleil. Et, après tout, sont-ils, au fond d’eux-mêmes, aussi dérisoires ? Ils sont : nulle existence n’est méprisable. Un homme plus jeune que les quatre autres, un jeune homme qui pourrait être le fils ou le neveu des plus âgés, se tient près d’eux, mais à l’écart, au deuxième rang. Il ne regarde pas, avec une espèce de béatitude, vers l’horizon. Il lit. Peut-être lit-il un livre de poèmes, un livre de philosophie. Sans doute, lisant, contemple-t-il un autre monde, reflet de celui-ci, éclairé par un autre soleil que le soleil de la nature : le soleil de l’esprit. Il se pourrait aussi qu’il ne lise rien qui vaille d’être lu. Mais lirait-il Platon, Dante, n’est-ce pas vain de laisser se perdre le temps de contempler la lumière même et l’imperceptible changement des couleurs sur toutes les facettes des choses et du paysage ? Les plus hauts écrits, les plus profondes pensées, les plus vives clartés de l’esprit ne sont-ils pas une ombre, comparés au soleil ? Et la peinture la plus admirable : l’ombre de la
beauté même. Il faut peindre, cependant, et se vouer à la peinture. Peindre cette distance, entre la lumière qui éclaire le monde, et notre ouvrage, notre œuvre. À moins, et c’est ici la pensée de Pascal, que notre esprit, dont nous avons si peu de souci, passe infiniment la gloire du soleil et la splendeur du monde, paille qui séchera, sera flamme ou poussière. L’esprit de l’homme, divin, en chaque homme. L’éternité. Alors, le sable, la mer, le soleil, la lumière, tout ce qui est devant nous comme un spectacle, un décor, devient parabole.
La dernière peinture de Hopper est à l’inverse de cette célébration du soleil et de la lumière naturelle : du monde.
Elle représente la scène obscure d’un théâtre. Deux comédiens, du répertoire de jadis, deux figures emblématiques du théâtre, Pierrot, le lunaire, et Colombine, devant un public qu’on ne voit pas, qui peut-être n’est pas : comme celui des Chaises d’Eugène Ionesco. La nuit, le monde de l’art, la représentation, analogue au rêve.
Comme si, recto, verso, endroit, envers, une page se tournait.
Les deux faces, les deux versants de notre vie : diurne, nocturne. Le monde, et sa représentation : autre monde, miroir du monde ; miroir du dehors, du « réel », miroir intime, miroir de l’âme.
Comment ne pas songer ici à la paroi de la Caverne, où se peignent des ombres, et au Soleil, source de la lumière ?
Ces deux aspects de l’œuvre ultime de Hopper, si opposés l’un à l’autre, si différents, doivent se considérer ensemble.
En 1965, Hopper peint Two Comedians , « Deux comédiens » : sa dernière toile. Le sait-il ? Toujours, devant une toile que nous savons être la dernière d’un peintre, nous éprouvons un sentiment que nous n’éprouvons devant aucune autre de ses œuvres. Nous regardons L’Amandier en fleur de Bonnard comme nous lirions la dernière lettre qu’il aurait écrite, qu’il nous aurait adressée, que nous aurions reçue après sa mort. Nous ne pouvons nous empêcher de voir la dernière œuvre d’un peintre, inachevée, parfois, trouvée sur son chevalet, dans l’état où il l’a laissée la veille, ou quelques jours plus tôt, avant de n’avoir plus la force de peindre, nous ne pouvons nous empêcher de la voir comme un testament, de la voir testamentaire ; et devant la dernière toile de Bonnard, ce qui nous touche et nous trouble, nous émeut, est que sa dernière peinture soit une peinture de bonheur, de joie, de lumière, un verger de fleurs et de lumière, une danse d’arbres, de branches dans le ciel, un verger, un ciel, vu par la fenêtre, la beauté de la vie. Comme s’il s’en était allé en paix, l’œuvre faite, accomplie, et nous aidant, par cette grâce, sur le chemin où nous sommes, et où il nous arrive de fléchir, de désespérer.
Un ami, peintre, à qui je parle de la dernière peinture de Bonnard, me dit que Bonnard, alité, ne pouvait plus peindre, mais, devant lui, il y avait la peinture de l’amandier en fleur. Il demande à quelqu’un de confiance, un neveu, de mettre, là, oui, là, un peu de blanc, à peine, une touche de blanc, oui, c’est bien ainsi. D’autres ont parlé d’une touche de jaune, d’or, sur le vert de l’herbe, au pied de
Weitere Kostenlose Bücher