Edward Hopper, le dissident
confraternel, à deux grands ancêtres : Vermeer, et le Vélasquez des Ménines ; en quoi la peinture a pour sujet depuis longtemps la peinture elle-même : si la peinture a pour objet manifeste de représenter le monde dont elle se fait le miroir, c’est aussi elle-même, secrètement, qu’elle met en jeu, qu’elle met en scène, qu’elle représente, qu’elle célèbre, en s’accomplissant. L’atelier : sujet apparent ou latent de bien des peintures ; et, métonymie de l’atelier : la toile elle-même, les toiles, posées ici et là, sur le chevalet, le long des murs. L’atelier de Mondrian est construit et coloré comme sa peinture. Le peintre habite sa peinture comme il est en lui-même. La surface de la toile, le volume et les
volumes de l’atelier, l’espace de l’esprit : entre ceci et cela, la différence tend à s’abolir.
Mais au-delà de ce narcissisme, de cette convergence, il s’agit d’une interrogation sur l’homme en tant qu’il est cet être capable de représentation, capable de se représenter, par l’image ou la parole, le signe ; et qui existe à ses propres yeux, qui a conscience de lui-même, grâce à ce don de figurer non seulement ce qui est visible, sensible, mais ce qui échappe à toute prise, et dont nous sommes saisis, pourtant. La figuration de l’invisible est l’essence de la représentation comme le vide et le creux d’un bol, d’une maison, dit le taoïste, est ce par quoi le bol est bol, maison la maison. Mais la représentation, l’imitation, ne va pas sans délectation, sans plaisir. Et même la représentation des ténèbres, comme la tragédie en est une preuve, est chose lumineuse : elle s’oppose au néant ; elle affirme l’être contre l’anéantissement : par la beauté, la grâce de la forme.
La représentation est essentielle à l’homme : pour être au monde, il lui est nécessaire de figurer le monde et lui-même, lui-même dans le monde, et le temps du monde, où il joue un rôle. L’image et le récit sont constitutifs de la conscience de soi. La représentation maintient présent le passé comme elle est condition d’avenir. Elle instaure en l’homme le sens du temps. Mais il faut comprendre encore que l’essence de la représentation est dans l’invisible et l’indicible, l’au-delà de la présence sensible et de la représentation. Toute représentation ne se constitue que fondée sur cet abîme, cet horizon. Il faut saisir, aussi, pressentir, que l’essence de toute représentation est dans son défaut, son échec. Nous nous donnons un but : mais le
but, vers lequel nous ne cessons de marcher, est le moyen du chemin, non son terme. Nous croyons devoir atteindre une cible, son cœur : c’est dans notre main l’arc, dans notre corps la tension de l’arc, c’est cela qui est notre raison d’être ; la finalité de la cible est de nous faire éprouver cette énergie en nous, cet effort. La cible est la cause de l’arc, et l’arc, par sa tension, la tension qu’il exige, est la cause de notre tension, qui nous suscite et nous fait nous connaître.
Mais l’échec ? L’expérience de l’échec est le cœur même de la cible. Et quel peintre, quel poète, quel écrivain n’a éprouvé le sentiment d’avoir échoué ? Toujours, on aura mis « à côté », toujours, on aura manqué la cible ; toujours on se dira : « Ce n’est pas ça. » Quelle joie, de le savoir enfin ! Et de se sentir nu et dépouillé de tout sentiment de triomphe, de succès. Notre combat, notre chemin, notre travail était pour connaître cette défaite. Le tout est de savoir si notre sentiment de l’échec, inéluctable, nous libère le cœur, le comble d’allégresse, allégresse paradoxale, ou s’il l’emplit d’eau, amère, comme une carcasse « ivre d’eau », noyée dans la nuit.
Peinture : regard visible. Elle serait la quintessence des deux failles du regard : l’échec à représenter le visible, l’échec à représenter l’invisible. Et c’est en quoi le portrait est le défi extrême de la peinture. Le peintre doit parvenir à ce presque rien, cette épaisseur sans épaisseur qui sépare et unit l’aspect d’un être et son secret. L’essence du portrait n’est pas dans la ressemblance mais dans l’intériorité substantielle, l’invisible qu’il suggère. Cette lisière entre l’apparence et l’indicible donne à l’autoportrait sa place unique dans l’art de la représentation.
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