Edward Hopper, le dissident
l’esprit du peintre, le rappel du blanc de la toile, qui est une promesse de l’œuvre, l’espace promis à sa vie.
Mais tout cela pourrait être vu et compris comme un rêve. « Cette nuit, j’étais dans un théâtre, seul, au premier rang, il n’y avait aucun bruit, je ne me souviens pas d’avoir pris mon billet à l’entrée, je lisais un programme, blanc dans l’obscurité, la nuit, sur lequel il n’y avait rien d’écrit, ou bien j’ai oublié ce que cette feuille, qui m’était adressée, me disait, m’annonçait… » Ou bien ce spectateur est comme un être qui, dans une sorte de limbes, attendrait de naître, attendrait que le rideau se lève sur la scène où il serait l’acteur de sa vie, tiendrait son rôle, peut-être simple figurant, silhouette, jusqu’au salut final, puisque le plus modeste participant, le plus humble choriste salue, de la place qui est la sienne. Devant le rideau qui précède la naissance, comme Baudelaire au moment de mourir, le rideau levé, sur rien.
Oui, l’étrange peinture : en elle-même, et par ce qu’elle préfigure de l’œuvre de Hopper : ce théâtre vide, et jusqu’à cette feuille, cette chose à lire, vide, elle aussi, qu’on verra souvent entre les mains des personnages de Hopper. Je ne sais comment les professeurs la jugèrent. Ont-ils posé au jeune homme des questions sur ce qu’il entendait faire par cette mise en scène, ce tableau ? Peut-être ne portèrent-ils attention qu’au jeu de l’ombre et de la lumière, à la composition et à la proportion de la scène par rapport à ce qu’on
voit et devine de la salle, à la liberté et même à l’audace du coup de pinceau. Peut-être en vint-on à évoquer Degas. Lui, il était celui qui attendait que sa vraie vie commence, sa vie de peintre.
Mais peindre les « Deux comédiens » est aussi se relier à l’une de ses premières œuvres peintes à New York après son dernier retour de France, en 1914 : Soir Bleu . Quand il l’exposa à New York, l’année suivante, elle n’eut aucun succès : trop « parisienne », trop française, quand il s’agit, pour un peintre américain, d’être un peintre américain, un peintre de l’Amérique. Or cette peinture, qu’il n’exposera plus, est pour nous un moment important de l’œuvre de Hopper. Il est plus facile de la décrire que de l’interpréter. Ce sont sept personnages sur une terrasse. Une femme est debout, les autres sont assis devant des tables de marbre, rondes, des tables de café. Le soir tombe. La ligne d’une colline ondule dans le lointain. Une balustrade blanche sépare les personnages de ce qui peut être un jardin, un parc ; mais on ne voit rien de ce qui se trouve en contrebas. Dans le ciel, au-dessus de la terrasse, comme si elles flottaient, puisque le tableau s’arrête sous leurs crochets, leur suspension, deux et trois lanternes japonaises, légères, assez gaies. Pas de lune, pas de clair de lune, pas de soleil couchant, mais ces lanternes de papier, rondes, exotiques, ajoutant à la scène une note de dépaysement; comme l’habit intemporel d’un clown, assis. Le ciel, clair encore au-dessus de la colline sombre, est d’un bleu aimable, nuancé. Le ciel d’une soirée tranquille, juste avant une nuit qu’on dira de velours, de velours noir, et qu’on aura plaisir à goûter, un peu longuement, avant le sommeil, l’amour et le sommeil.
La toile est divisée aux deux tiers par une barre claire, un poteau qui sans doute soutient un auvent au-dessus de la terrasse. La partie étroite de la toile est à gauche et l’ensemble forme une sorte de diptyque ; mais la barre verticale, si elle isole, à gauche, coiffé d’une casquette, un personnage un peu inquiétant, seul à sa table, devant ce qui est sans doute une absinthe, coupe et cache en partie un autre personnage coiffé d’un large béret qui laisse penser qu’il s’agit d’un peintre, d’un rapin. Cette composition, bâtie sur une division due à un pilier clair, rappelle une certaine toile de Degas, Femmes à la terrasse d’un café la nuit (1877), de moindre dimension que Soir Bleu . Sans doute est-ce moins une réminiscence, un emprunt, qu’une « citation », et un hommage à Degas. Le titre, Soir Bleu , fait penser aux poètes symbolistes, à Rimbaud (« Par les soirs bleus d’été »…), à Verlaine, à ses harmonies crépusculaires, à ses évocations de cirque, de pitres, de manèges, de fêtes foraines ;
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