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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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de parapluies, d’ombrelles, ou d’un abat-jour mural de salon, tout cela fait penser à une vue de Piranèse. Quelqu’un, accoudé à une haute balustrade, se penche vers le gouffre, vers la scène, qu’on ne voit pas. Ce spectateur, ce promeneur, se tient là, au bord de cette vaste margelle, comme il se tiendrait appuyé au parapet d’un pont, d’une digue, d’une jetée. La scène vide de tout spectacle, le plateau où rien ne se
joue, pas même une lumière, est comme la toile vierge du peintre.
    Cette peinture est l’une des plus saisissantes de Hopper. L’une des raisons de la fascination qu’elle exerce sur celui qui la regarde tient à ce qu’elle représente un espace interne, et que cet espace a l’ampleur et la diversité que pourrait avoir une place publique. Mais cet extérieur est clos. Nous y sommes contenus comme un passant dans une ville, mais il nous est impossible de le voir du dehors. N’est-ce pas notre situation dans le monde ? Ce que peut voir le spectateur, l’oisif accoudé à la balustrade, le rêveur, c’est la scène, mais il n’y a rien à voir qu’une masse de ténèbres. Plus loin, il semble que quelqu’un lève la tête. Et quelqu’un d’autre, un homme, une femme, la jambe longée d’un galon rouge, paraît garder une ouverture, un accès vers les rangs de fauteuils, en bas. Je ne sais si Hopper a dilaté les proportions du Théâtre Sheridan, s’il a fait d’un théâtre de province une cathédrale ou une basilique, un temple, un Colisée intemporel. Mais ce théâtre est une image de nous-même. Il n’est pas nécessaire que se joue sur la scène, précédée des trois coups, une histoire qui soit l’écho et le reflet de notre vie. Ce lieu, en lui-même, suffit à nous rappeler à nous-même, à notre énigme. Il n’est pas impossible de voir en cette œuvre quelque chose comme l’« art poétique » de Hopper. Et, dans cet espace de pénombre, la lumière joue un rôle essentiel.
    Peindre, dans une toile ultime, un adieu sur la scène, un adieu à la scène, à la vie, à la représentation , c’est, pour Hopper, évoquer et saluer tous ces théâtres qu’il a peints, dont l’extraordinaire Sheridan Theatre  ; et Solitary Figure in a Theater , une petite toile, très sombre, comme toutes celles de ses années d’étude,
à New York, peinte sans doute entre 1902 et 1904. Faut-il penser qu’une œuvre est le développement d’un point séminal dont l’écrivain, le peintre, est le porteur ?
    L’étrange peinture ! que cette « Figure solitaire dans un théâtre ». Si sombre, et des barres blanches, des blancheurs spectrales, de larges coups de pinceau, de brosse, pour dire le haut des fauteuils, le bord et le cadre de la scène, le peu de lumière dont la salle est éclairée. Le rideau n’est pas levé. Il est obscur. On ne voit pas la scène. Ou bien le rideau est levé, mais il fait si noir qu’on ne voit rien au-delà de la rampe. Tel quel, cet espace, cette surface, ressemble à une toile immense, vide ; la toile blanche d’un peintre, sur le chevalet, mais qui serait noire.
    Devant la scène, devant la toile, en attendant l’œuvre à venir, peinture ou théâtre, drame ou comédie, vaudeville, tragédie, quelqu’un, un homme, une femme, on ne sait, au premier rang, est assis. Une forme noire. Nous le voyons de dos. Il est seul. Il est le seul spectateur, la seule spectatrice. Est-ce que le spectacle n’est pas encore commencé ? Est-il déjà fini depuis longtemps ? Est-ce qu’il n’aura pas lieu ? Est-ce un jour de relâche et celui qui est assis au premier rang est-il entré là, se tient-il là pour rêver, rêver au théâtre, rêver à lui-même, comme il arrive qu’on entre dans une église déserte et sombre, non pour prier, on n’a plus la foi, on est incroyant, mais pour être seul, avec soi-même ? Peut-être est-ce le peintre qui s’est représenté au premier rang, solitaire. Il tient entre les mains une feuille blanche, le programme peut-être. Que peut-il lire dans cette obscurité ? Il entrevoit des noms, des rôles, un titre, des pointillés entre le personnage et l’acteur. Mais sans doute
connaît-il tout cela par cœur et ne regarde-t-il cette feuille que parce qu’il s’ennuie et cherche un geste qui l’occupe dans cette attente, si même il s’agit d’une attente. Cette feuille est un « blanc » qui est un rappel des autres blancs de cette peinture ; et c’est aussi peut-être, dans

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