Edward Hopper, le dissident
d’un kiosque à journaux, comme nous le voyons filmé par Sacha Guitry, boulevard de Clichy.
Il n’ira pas chercher une chambre à Montparnasse, entre la Grande Chaumière et la Ruche. Il habitera rue de Lille, au 48, près de la Seine, dans une pension gérée par une mission baptiste : ses parents en ont décidé ; soucieux des bonnes mœurs de leur fils. Même s’il a
vingt-quatre ans, n’est-ce pas naturel qu’ils choisissent l’endroit où il vivra, presque une année, puisqu’ils assument les frais du voyage et du séjour ?
Une photo le montre assis avec une certaine nonchalance sur une chaise, grand jeune homme, beau jeune homme, grand carnet à dessin sur un genou, ou plutôt l’une des cuisses, portant une veste et sans doute cravaté, regardant le motif ou le photographe. Il pose en peintre. Il est coiffé d’un canotier, paille, ruban noir, comme ceux que l’on voit sur les bords de la Marne ou de la Seine, peints par Renoir, Manet, ou Monet. C’est un chapeau d’artiste, le signe qu’il est un peintre parisien : Caillebotte, lorsqu’il prend pour sujet des peintres en bâtiment devant une devanture, des peintres en lettres et enseignes, l’un d’eux, comme ces bohèmes amateurs de guinguettes, porte un canotier (ou bien c’est un « vrai peintre » gagnant sa vie par un travail d’ouvrier). Sans doute la photographie est-elle destinée à sa famille. Il a promis de leur donner régulièrement de ses nouvelles. Une autre photo le montre dessinant, attentif à ce qui est son sujet, son motif. Coiffé du canotier. Nullement débraillé : cravate, col amidonné, gilet, veste. Un gentleman-artiste. Un jeune homme bien élevé. Sa mère peut être fière de son fils, et rassurée.
Il ne fréquentera aucun atelier. La Grande Chaumière n’est pourtant pas si loin de la rue de Lille, et il serait agréable de remonter le boulevard Saint-Germain pour aller à Montparnasse. Il n’est pas venu à Paris pour s’exercer encore au modèle vivant, mais pour peindre Paris. Peut-être pense-t-il que l’enseignement reçu pendant six ans lui suffit. Peut-être se tient-il désormais pour peintre ; ayant à travailler, ayant à se trouver dans une certaine solitude. Il
reprendra pourtant le dessin et la peinture de nu dans les années 1920.
S’il demeure à l’écart de toute école, de tout atelier, c’est aussi qu’il n’a aucun goût pour la vie de bohème, le pittoresque des rapins, les amitiés qui ne sont que des camaraderies, des voisinages, du temps perdu en bistrots, cafés, brasseries, parlottes, empoignades intellectuelles, disputes d’artistes, nuits gaspillées, matins où l’on travaille mal. Mais il lui arrive de s’attabler la nuit, dans un café, seul. Il regarde, il observe les gens. Le brouhaha de la brasserie et la distance d’une banquette à l’autre empêchent d’entendre ce qu’ils se disent. C’est à l’œil d’entendre. Cinéma muet ; mais tout en dit long : chapeaux, attitudes, regards, mains, mines, poses… L’énigme, parfois, entre les êtres ; l’énigme qu’est chacun, toujours.
Il va au théâtre, à l’opéra, les billets ne sont pas chers. Il voit Cyrano de Bergerac créé cette année-là. Sans doute, à l’Opéra, ne fut-il pas moins attentif à l’architecture, au plafond, à la merveille du grand escalier, aux lustres, au foyer qu’au spectacle, à la musique, à Manon . Toute sa vie, dès le temps où il étudie à New York, le théâtre, l’architecture du théâtre, cette coquille, cette espèce de caverne et de sanctuaire, ou, si l’on pense à Proust, de grotte marine, fut l’un des thèmes de sa peinture. Voir, et peindre, le lieu où l’on voit ; prendre pour scène et cadre de la peinture la scène où l’on joue, danse, le cadre de la scène, la loge où les plus riches sont comme les dieux de l’Olympe considérant le spectacle des mortels. Peindre le monde enclos dans une coquille de noix, un vaisseau dont les rideaux sont les voiles, tellement analogue au navire que certains mots prononcés sur ses planches porteraient malheur comme s’ils étaient dits à bord. Et ce
sont des manœuvres de cabestan, des câbles qui meuvent les décors.
S’il faut passer du temps sans dessiner ni peindre, mieux vaut se promener dans Paris et regarder, voir. Il aime Paris. Il aime sa lumière, si délicate, dit-il, que l’ombre sous les ponts est lumineuse. Il observe les gens, le peuple de Paris. Il les croque. Nous
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