Edward Hopper, le dissident
Londres : rien de comparable à Paris, Londres est un autre New York ; une ville boueuse, brumeuse, affairée, triste ; commerciale comme New York. Aucune envie de peindre les ponts, qu’il juge mal proportionnés, ni la Tamise.
Enid n’épousera pas M. Premier. Plus tard, elle écrira à Hopper : se souvient-il de la jeune Anglaise de la rue de Lille ? Se rappelle-t-il leurs promenades à travers Paris, en Ile-de-France, et comme ils aimaient rire ensemble ? Il se souvient. La lettre lui fait revivre le temps où il peignait la Seine, les reflets de l’eau remuée sur les pierres du quai au passage des péniches. Peut-être cette jeune Anglaise fut-elle le grand amour de sa vie. Il l’avait demandée en mariage. Peut-être le regret de cet amour est-il l’une des raisons d’une part de sa mélancolie.
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L’enseignement des musées
Journal intime et carnets de voyage, lettres à la famille et aux amis, souvenirs, confidences… Plus que par ce qu’un peintre a pu écrire et dire des œuvres qui l’ont marqué, influencé, formé, c’est en regardant sa peinture que nous pouvons le savoir, le deviner. Pour Hopper, il y eut Manet, que Robert Henri vénère. Peintre français, peintre espagnol. Il est le maître du maître de Hopper, de son professeur. Quand Henri fait le portrait de sa jeune élève Joséphine Levison, debout, un beau visage énergique, peut-être un peu triste, même pathétique, les bras demi-nus, et la main gauche, le long de la jupe, tenant un bouquet de pinceaux comme un éventail fermé, tout cela dans des bruns, presque des noirs, avec des éclats de couleur et de lumière, on voit la présence de Manet en lui, Henri, et, à travers Manet, l’Espagne. À New York, étudiant, Hopper a dessiné Le Joueur de fifre , Le Déjeuner sur l’herbe , Olympia . Il a copié, à l’huile, telle autre de ses peintures. C’est le premier moderne ; avant Cézanne. Moderne et formé par l’Espagne du Siècle d’or. La grande peinture du Siècle d’or. Delacroix, le romantique, est le dernier classique, et Manet le premier moderne. Entre eux : Baudelaire. On sait ce qu’il écrit
de l’un et de l’autre. Manet, qui a peint Mallarmé, illustré Edgar Poe.
Le Déjeuner sur l’herbe, Olympia … Le sujet le plus classique, le plus académique, peut faire scandale s’il est peint de façon réelle . Une vraie femme nue. Non plus dans l’atelier un modèle sur l’estrade, assise sur un tabouret, dans une pose d’école : déesse, allégorie, académie. Mais une femme comme celles que nous touchons. Du coup, la peinture semble, à sa façon, nue, réelle. C’est cela aussi qui scandalise : la nudité de la peinture, invention des impressionnistes. Fini le « jus de musée », crasse tenue pour manière des maîtres ; finis, les convenances, les bienséances, les prix et médailles des salons. On est sorti de l’atelier. La peinture – le tableau – n’est plus à l’abri du vent, de la lumière du jour, de la lumière du dehors, que nulle vitre ne filtre, n’atténue. On entend rire sous les arbres, dans l’herbe. L’eau clapote sur les berges et au flanc des barques, le soleil passe et joue par toutes les trouées entre les branches, traverse les claires-voies et les treillis des guinguettes, explore les feuillages. Le corps est nu sans prétexte. Nu comme la nature, ces arbres, cette eau, ce ruisseau, le ciel, la douce ivresse de la terre. Mais cette femme nue est une personne, qui nous regarderait et nous regarde. Faut-il parler de réalisme ou de modernité ? Ils ne font qu’un. Jamais la peinture ne fut aussi vive, aussi naturelle qu’au temps des premières locomotives, et leur vapeur, entre les quais, sous la grande verrière, verre et métal, poutrelles, est un nuage dont le charbon qui la produit n’obscurcit pas la palette, l’arc-en-ciel.
Le réalisme de Manet, les sujets qu’il prend dans la vie quotidienne, des asperges sur un plat, des asperges, et non plus de préférence un bouquet bourgeois sur la
table : c’est vers cela, sans doute, que Robert Henri dirigeait l’attention de ses élèves. L’Exécution de l’empereur Maximilien , c’est encore plus dur que Les Fusillés de Goya. C’est plus froid, plus réel, plus photographique. Vrai peloton, vrais fusils, vrai mur ; comme la femme nue sur l’herbe ou sur son lit est une vraie femme. Le réalisme, c’est-à-dire la représentation du réel, une certaine crudité, ou cruauté, se
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