Edward Hopper, le dissident
confond toujours avec une certaine idée de la vérité. Du coup, il accuse de mensonge l’art qui ne prend pas le réel ou le réalisme pour idéal. Mais la « querelle du réalisme » n’est jamais plus âpre que lorsqu’il s’agit du corps nu, et, dans une « société masculine », du corps féminin, du sexe féminin ; comble du « réalisme », et du scandale : Courbet.
Le réalisme de Manet ne fait qu’un avec son exigence de construction. Ses tableaux, souvent, sont des scènes. Le Déjeuner sur l’herbe est un atelier en plein air, un hommage à la peinture, à la vie des peintres. Un atelier , comme L’Atelier de Courbet (« allégorie réelle », disait le catalogue). Mais quelle différence ! On est passé de l’image conventionnelle à la vie réelle des artistes : vus pendant la répétition, dans leurs loges ; ou, partie de campagne et partie carrée, pique-niquant; et le panier à provisions n’est pas une nature morte pour garnir un coin de la toile, fournir quelques couleurs vives, comme des coquelicots ou des jonquilles, dans l’herbe : c’est le repas. Degas peint de même les ballerines ajustant leur chausson, haussant vers les cintres l’écume et la corolle de leur tutu. Quelle merveille, le familier, le tel quel, la vérité de ce qui est là ! La nature ne pose pas, elle est comme elle est ; nous les peintres, les artistes, nos amies, ne prenons d’autre pose, dans la prairie, près du ruisseau,
que naturelle. Baudelaire le dit quand il parle de la modernité et du peintre moderne : il s’agit de saisir cette beauté-là ; immédiate, actuelle, fugitive.
Des scènes. Le Balcon . Ce sont les personnages d’une comédie bourgeoise, le père, important, satisfait, la jeune fille aux si beaux yeux, rêveuse, et l’éventail, à l’espagnole. L’autre, sœur ou cousine, debout, avec ce gros bouquet de fleurs sur les cheveux. Le vert un peu cru des barres du balcon. Ces gens regardent la rue, que nous ne voyons pas, dont nous ne savons rien. Un défilé ? Sans doute. Puisque la famille est réunie pour voir quelque chose qui vaut d’être vu, ou qui fera passer le temps, agréablement. Ils sont là comme au théâtre : regardant la scène, les comédiens, les danseuses, le ballet. Écoutant la musique militaire qui défile et s’approche, ou l’orchestre. Eux-mêmes, dans leur loge, à l’avant-scène de leur appartement, sont en scène, et nous les dévisageons : nous pourrions, de la rue, les observer à la lorgnette. Le peintre les immobilise pour toujours, comme s’ils posaient, bien qu’ils ne posent pas ; comme s’il les photographiait. Portrait de famille (du moins, il semble qu’il s’agisse d’un père et de ses filles). C’est du génie que d’avoir montré ceux qui regardent, d’avoir fait d’eux l’objet et le sujet de la peinture, et, en même temps, de n’avoir pas montré ce qu’ils voient. Comme Le Déjeuner sur l’herbe est un hommage à la peinture, Le Balcon est un poème du regard.
Et quel autre poème du regard, aussi, Un bar aux Folies-Bergère ! La scène, invisible, le balcon d’où l’on regarde à la lorgnette, le foyer, le bar, autre espèce de coulisses, et le jeu de miroir : le client qui s’adresse à la jeune serveuse et la regarde, ne voyons-nous que son reflet ? Et puis, ces natures mortes , superbes, sur la
table du buffet, du bar, sur le marbre du comptoir. Ce qu’on peut voir, bouteilles, lustre, spectateurs, grâce au miroir se multiplie, se disperse, nous désoriente. Mais il y a aussi le drame secret, la mélancolie de la jeune serveuse, devant nous ; proie, au moins des regards du bourgeois, de l’homme riche : posée, là, comme près d’elle ces fruits dans leur coupe cristalline. Là, mais son âme est ailleurs.
Le Bar est sans doute l’une des clefs de l’œuvre de Hopper. Mais le lien avec Manet se retrouve en quelques toiles devant lesquelles nous ne pensons pas aussitôt à Manet : « Restaurant pour dames », Tables for Ladies , par exemple, en 1930. Par la baie, par la vitre de la devanture, on voit la salle du restaurant, la jeune femme très convenable qui tient la caisse, et un couple, attablé ; (l’établissement n’est pas réservé aux seules femmes, mais certaines tables, par décence, le sont aux femmes seules). Une jeune serveuse, toute proche de nous, se penche vers la vitrine emplie de choses délicieuses. Tenant, semble-t-il, un fruit entrouvert, elle
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