Edward Hopper, le dissident
premières salles que Hopper passe le plus de temps, devant les peintures où des notables, ceints d’écharpes orange, chapeaux à plumes, rubiconds, joviaux, lèvent des coupes de fin de banquet ; et cela autour de vitrines emplies de faïences bleu et blanc, de céramiques, de soupières, de récipients divers ; mais dans la dernière salle, assez petite, où se font face, comme si la compagnie des joyeux drilles, toute leur fête, leurs confréries d’archers ou de buveurs de bière, était soudain passée du côté de l’ombre, du côté de la mort, Les Régents et Les Régentes . Ce que Hopper a pu recevoir de cette splendeur funèbre, de ces visages de gardiens et de gardiennes de l’Érèbe, de cette peinture presque réduite aux noirs et aux blancs, à l’ombre et à la lumière, une lumière froide, une lumière de requiem, de ce silence, c’est aussi de savoir que la peinture peut vous saisir, vous arrêter ; la peinture, un tableau, une scène, des personnages ; sans que vous sachiez, sans que vous puissiez dire, ce que cette présence signifie d’autre qu’elle-même, sans que soit donnée la clef du drame qui se joue entre eux, entre ces personnages, silencieux, taciturnes, muets, devant nous. Vous êtes saisi par ce tableau comme par un rêve, inexplicable.
À Madrid, au Prado, Vélasquez. Certes, le réalisme espagnol, Murillo, Zurbaran et Vélasquez, Goya – sa « force », sa « vision ». Par-dessus tout, certainement, Les Ménines . Une scène, là encore, un spectacle, une action, presque immobile, sur le plateau d’un théâtre ; mais aussi, la présence d’un absent, d’un couple absent, le couple souverain, en dehors de la représentation, invisible, si ce n’est invisiblement sur la toile où
le peintre le représente, la haute toile dont nous ne voyons que le châssis, l’envers ; et, au fond de l’atelier, par son image, en buste, dans le cadre d’un miroir, comme s’il s’agissait d’un portrait peint. Le miroir, dans la peinture, permet de montrer ce qu’on ne peut voir, ou de le suggérer. Mais, représenté dans un tableau, et même s’il n’offre qu’une surface vide, comme est vide une toile vierge, un silence, il met en scène la ressemblance de la peinture avec le miroir, et leur différence. Il nous rappelle que la peinture est « chose mentale » : philosophique.
Il y a dans cette œuvre de Vélasquez un autre enseignement encore, capital : la peinture est chose construite, et la surface peinte, encadrée, est lieu d’agencement d’autres rectangles, d’autres surfaces. Là où le profane voit un espace, un volume où se tiennent et se meuvent des personnages, où se trouvent des objets, le chevalet, un chien, le peintre, le jeune peintre, apprend que l’essentiel de la peinture, sa réalité , consiste en cette disposition de plans inhérents au plan de la toile.
La peinture, depuis les prémices de la Renaissance, est une solution, souvent savante, mathématique, à la question : « Comment, en contradiction avec la surface plane du support, surface à deux dimensions, donner le sentiment, l’illusion de l’espace et de sa triple dimension ? Comment “creuser” la surface jusqu’à l’étendre à l’infini ? » C’est en cela que résident l’art et la science de la perspective, une part de son enjeu. La grande et vraie peinture résout en même temps une autre contradiction : la surface comme lieu de la profondeur, fictive ; et cette surface demeurant pourtant surface plane et composée de surfaces distinctes et harmonieuses. La peinture « moderne »
rompra, plus ou moins, avec la « perspective classique » ; elle ne rompt pas de si tôt avec le jeu interne de la surface ; même si, avec Turner, Monet, le « pictural » s’oppose au « linéaire » ; et la couleur, son effusion, au dessin, au contour ; le vaporeux et le nébuleux au solide, au minéral. Mais ce sont là deux voies, ou deux modes, de l’« abstraction » : l’abstraction géométrique, l’abstraction lyrique, effusive, gestuelle.
Certainement, quand Hopper se tenait seul en face des toiles, il lui arrivait d’entendre la voix de Henri, ou de Chase : « Lorsque vous irez au Prado, vous verrez, vous verrez… » Il est au Prado, devant Vélasquez. Il voit. Il naît à la peinture et à lui-même 1 .
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Caillebotte
Gustave Caillebotte fut éclipsé par les impressionnistes, ses amis, ses confrères, qu’il aima, servit,
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