Edward Hopper, le dissident
exposa, soutint parce qu’il était riche, dont il acheta les œuvres, léguant à l’État sa collection, que l’État refusa : les officiels, les fonctionnaires, les chargés de pouvoir y voyaient une offense à la dignité nationale. Nous commençons à le connaître et à lui rendre justice. On pourrait trouver bien des raisons à cette discrétion involontaire. Sans doute est-ce la singularité de l’œuvre qui fit qu’on ne la voit qu’aujourd’hui. Par ses sujets, elle se rattache aux impressionnistes. Par son style, son esprit, elle en diffère. Si Caillebotte a peint des paysages fleuris, des bords de Seine ou de Marne, des régates, des canots, des guinguettes, des reflets de feuillages sur l’eau, des ciels de dimanche, des fêtes de lumière entre des nuages, des heures de loisir sous la verdure et parmi l’herbe, des intérieurs tranquilles et cossus, le chapeau de paille d’une petite fille enrubanné d’un double ruban noir, au bord d’un massif de fleurs ou d’un bassin propice aux voiliers miniatures, dans une allée dont le gravier grince sous ses pas légers ou le pas grave de son père, des robes délicates comme des pétales et amples comme des bouquets, des femmes cousant en fin d’après-midi sous l’ombrage
d’un parc, ni Renoir ni Monet, ou Pissarro, Sisley, ni même Manet, ou Degas, qui fait le portrait de repasseuses, de pauvres filles de lessive, buvant parce qu’il fait chaud dans la buanderie, aucun d’eux n’aurait envisagé de peindre, à plusieurs reprises, une toile représentant des ouvriers, sans grâce, des galériens, des prolétaires, bras nus, bouteille de vin, litre de rouge, posée sur le plancher de l’appartement bourgeois où ils gagnent leur pain, à la sueur de leur torse, pas bien costauds, pourtant, en rabotant le plancher des riches. Aucun d’eux n’aurait peint, comme Caillebotte, cette autre toile, maintenant aussi connue que celle des Raboteurs , dont le sujet principal est le pont métallique, et sa charpente, qui domine les rails et la gare dont Mallarmé entendait les heurts et les entre-chocs des trains, le souffle et le sifflement des locomotives, dans le brouillard de leurs évents.
Ce qui distingue Caillebotte n’est pas seulement l’attention qu’il porte aux ouvriers, ou, dans la rue où ils se croisent, au contraste des prolétaires et des bourgeois, des bourgeoises ; ce n’est pas cette modernité-là qui fait surtout sa différence avec les impressionnistes; mais le souci de construire la toile à l’ancienne , pourrait-on dire : en faisant prédominer le dessin sur les couleurs et les valeurs ; en jouissant des volumes et des surfaces qu’il détermine sur le plan de la toile ; certes sans négliger en lui le coloriste, le peintre.
Pensant au jeu subtil et fort des volumes sur la toile, c’est aux parapluies peints par Caillebotte que je pense en premier lieu. Des jours et des effets de pluie, des brillances sur le pavé parisien, il en a peint beaucoup, souvent. Mais le critique qui reprochait à tel de ses bouquets de parapluies de ne pas être mouillé, malgré l’ondée ou l’averse, voulant railler, voyait juste : il
comprenait, sans le savoir, que le souci de Caillebotte n’était pas la surface du parapluie, l’humidité, mais sa belle forme géométrique, l’heureuse tension des baleines et de la toile ; non le coloris, la nuance, mais l’architecture, la voûte, l’ogive, le jeu presque amoureux de ces coupoles dans l’espace, qui vont et viennent dans la rue, se penchent, s’inclinent pour se croiser sans se heurter, fût-ce à peine, courtoisement ; affrontent comme des voiliers le coup de vent et la pluie : et, pour saisir ce jeu, ce ballet, il est bon de se placer au-dessus de ces dômes légers, fragiles, les observant d’un balcon, et comme à vol d’oiseau, les dessinant ; tout comme, d’une loge, d’un balcon, Degas regarde les ballerines. Vision recomposée sur la toile.
Ce qui différencie Caillebotte des impressionnistes, c’est son amour pour l’espace, classique. En quoi il se distingue même de Cézanne. En quoi il demeure fidèle à l’enseignement de son premier maître, Bonnat, peintre académique. Il y a aussi ce « réalisme », quasi photographique, qu’on ne retrouve chez aucun de ses amis. Quand il prend pour motif la gare Saint-Lazare et ses locomotives, la vapeur qu’elles soufflent et dont elles s’enveloppent, se voilent, lui, Caillebotte, alors que Monet
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