Edward Hopper, le dissident
se plaît à ce nuage, cette nuée, son irisation, n’exagère en rien le règne de ce halo, de cette forme sans contour, il la contient dans les limites du raisonnable. Il n’est pas l’homme et le peintre du vague, du flou. Mais si j’ai rapproché Hopper et Caillebotte, c’est d’abord à cause de la lumière dans Les Raboteurs de parquet , son œuvre la plus connue avec les différents Pont de l’Europe . C’est aussi pour les « vues plongeantes », chez l’un et l’autre ; celles de Hopper datent des années 1920 : à l’influence de Caillebotte est venue s’ajouter celle de la photographie et du cinéma.
Une gravure, Night Shadows , « Ombres dans la nuit », date de 1921. On voit, de très haut, un homme se hâter dans la rue, son ombre derrière lui. Un trait noir, une ombre, large, lui coupe le chemin, épaisse ligne de charbon à travers la rue, faisceau d’une lumière qui serait noire ; barre, comme un arbre abattu, et c’est l’ombre d’un arbre, ou d’un pylône ; Styx. Cet homme, sous son chapeau, est-ce un passant, nocturne, est-ce Hopper ? Une image de lui-même, son double , un double solitaire, fuyant vers nulle part, entre le halo d’un réverbère et la nuit d’encre. Tout autoportrait est un dédoublement ; plus saisissant s’il est imaginaire, rêvé, inconscient. Et qu’est-ce que se voir « de haut », sinon se voir comme si l’on était en partie mort, en partie vivant ? Certains, lors d’un coma, et tandis qu’on les opérait, surplombaient ainsi leur corps ; ils se sont vus inanimés sur la table d’opération. Se voir « à vol d’oiseau », entre ombre et lumière, ombre dans la nuit, comme s’il se rêvait, qu’est-ce que cela signifiait pour Hopper ? Il n’est pas loin de Redon, dans cette eau-forte. Mais le fantastique ni l’onirique manifeste, celui des surréalistes, celui de De Chirico, ne fut jamais sa voie.
À l’inverse, pourquoi a-t-il souvent représenté les choses, une maison, en contre-plongée ? Ne s’agit-il dans ces « points de vue », ces « cadrages », que de composition, de mise en page ? La distance qu’on choisit pour représenter une chose, une scène, la raconter, et le point de vue, l’angle de vue, la hauteur qu’on adopte, la place qu’on s’assigne et qu’on assigne au spectateur, au lecteur, implique une « vision du monde », c’est-à-dire une vision intérieure, un regard intérieur. Une manière d’« être au monde ». L’œuvre est un voile qu’il faut lever pour rencontrer un
homme ; et, en lui, le mystère de la personne. La fin de l’œuvre d’art est ce dévoilement et ce silence.
Le motif de la « vue plongeante », Hopper le doit à Caillebotte peut-être plus qu’à Degas. Certains messages ne nous atteignent qu’après des années. Nous les avions reçus et ils dormaient en nous. Dans telle peinture de Caillebotte, une femme regarde au-dehors tandis que l’homme, son mari, s’enlise dans son journal, se renferme, s’enferme, s’absente. Dans telle peinture de Hopper, la femme lit, l’homme regarde, par la fenêtre, une voie ferrée. Cela se passe dans une chambre d’hôtel.
« Vue plongeante », choses regardées d’un balcon, d’une fenêtre ; comme dans cette peinture de 1912, American Village (« Village américain »), qui représente un carrefour de petite ville, avec sa circulation, sa signalisation, et, comme un peu en dehors de ce nœud urbain, quelques maisons entourées d’herbe. Ce point de vue est aussi celui qu’on a du balcon d’un théâtre, thème souvent repris par Hopper. Le monde, le monde fictif de la scène, la scène du monde, notre ici-bas, notre bas monde, vu comme le voient les dieux ou les anges, Dieu s’il existe et se soucie de nous ; le monde comme on verrait d’un bastingage les hauts-fonds, les bas-fonds, le gouffre, le palais et les tapis de l’abîme, notre histoire, l’histoire de nos vies, enfouie, enfouies, et qui, fantômes, reprennent parfois mouvement et couleurs, forme, algues étranges, familières, comme nos jours de jadis refont surface jusqu’à notre mémoire dans les rêves. Mais la vue en contre-plongée n’est-elle pas le regard de l’acteur qui lève parfois les yeux vers les spectateurs invisibles, dans l’ombre, qui l’observent ?
Je ne sais si Hopper a vu des œuvres de Caillebotte, à part celles qui figuraient dans une collection exposée à Paris, et donc s’il en a reçu
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