Edward Hopper, le dissident
une espèce de petit donjon médiéval, une tourelle, à son entrée. Elle est toute petite par rapport aux voiliers, immobiles, qui vont et viennent, proches de la côte à la toucher ; le voilier qui est le plus près d’elle, et bien que plus éloigné de nous, est de beaucoup plus grand qu’elle : sa voile blanche envelopperait la tourelle, le donjon ; l’aile de la voile est plus vaste qu’une aile du château. Toute la toile semble envahie, bousculée par les ailes blanches de ces mouettes, de ces albatros. Et ces ailes pointues, tranchantes, ces voiles sont comme des faux qui faucheraient l’espace, le bleu du ciel, le bleu de la mer que ride un peu l’écume. La maison est comme un refuge, un nid, tandis que claque l’appel du grand large. Nous, regardant ces voiliers, cette maison vêtue de vent et de lumière, ce paysage maritime, ce paradis sauvage, c’est à Nyack et à l’enfance de Hopper que nous songeons ; comme lui-même, sans doute. La peinture, la vie vouée à la peinture, n’est-elle pas l’enfance perpétuée ?
7
Dessin, gravure, dessins d’un « Livre de raison »
Quelques portraits au crayon mis à part, et je mettrais parmi les « portraits » celui de son chapeau, ce vieux chapeau depuis vingt ans posé sur l’un des bras de la presse dans l’appartement de New York, il semble que chez Hopper le dessin n’ait jamais eu sa fin en lui-même. Ses dessins sont des études préparatoires: le détail d’un objet, la forme et la position d’une main, l’attitude d’un personnage, l’esquisse d’un lieu, d’une composition. Pourtant, il les a gardés, signés.
Souvent, même s’il ne s’agit pas d’un paysage, les indications d’ombre, de couleur, sont nombreuses, précises, minutieuses. Le meilleur exemple de cette méthode est un dessin qui précède le portrait d’une femme assise sur un lit, en tenue légère : Morning Sun (« Soleil du matin »), en 1952. On dirait que Hopper dessine comme un costumier de théâtre, un metteur en scène, un cinéaste ; si les indications de couleurs, et même les nuances, pour le mur, les ombres, le corps, les parties du corps, n’étaient à ce point détaillées : destinées à la toile. Où sera l’improvisation du peintre, l’heureuse rencontre d’un ton avec un autre, une hésitation entre deux valeurs ? Tout semble chez lui voulu, délibéré, conçu pour être exécuté à la lettre.
Sans doute, d’un dessin à l’autre, on voit que la mise en scène a pu varier, un personnage apparaître, disparaître; on constate entre le dessin et la toile quelques différences. Le dessin fut le lieu et le moyen d’une recherche, d’un cheminement. Mais il semble que le projet domine la mise en œuvre. Tout fut d’abord élaboré dans la pensée. Rien d’étonnant à ce que Hopper se soit senti si étranger, si hostile à la peinture moderne, à une grande part de la peinture moderne, où l’« initiative » est donnée à l’acte de peindre, à l’imprévu. Pourtant, je ne dirai pas que le dessin de Hopper est d’un architecte : repères et indications pour la construction d’un édifice ; il est en effet de nombreux dessins d’architecte qui sont sensibles, rêvés, improvisés, plus proches du balbutiement et de la rêverie que de l’épure et du plan. Le premier jet d’architecture doit respirer… Et nous savons que Hopper « travaillait » ses toiles : peignant, effaçant, grattant, peignant à nouveau : peintre.
Dessinateur, Hopper l’est quand il est graveur.
Tout un domaine de sa vie intérieure devint accessible à Hopper par l’exercice de la gravure. Sans doute cette technique intermédiaire entre le dessin et la peinture a-t-elle contribué à la densité de son œuvre peinte. Et peut-être est-ce l’art de l’aquarelle qui lui a donné la liberté d’improviser, le bonheur de la légèreté, du fugace, du provisoire, de l’inachevé, qu’il n’a pas demandés au dessin, art fugitif, art de poussière, d’ombre, ni à la peinture. Toutefois, nous savons, grâce à Goodrich, l’un de ses premiers admirateurs, que l’aquarelle ne fut pas seulement pour Hopper une peinture qui veut la rapidité. Avec le temps, il a inventé de travailler l’aquarelle comme se travaille la peinture à l’huile : grattant un morceau de couleur
pour retrouver la blancheur du papier, au lieu d’enduire d’une pâte blanche la partie jugée malvenue; et reprenant l’aquarelle sèche pour la
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