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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Rocquet
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peintre. Et le verre serait frère jumeau du miroir. Chez Hopper, le verre est un silence, une distance. Il joint la proximité et la distance. Il fait de personnes des personnages : froids, comme des morts. Souvent, dans ses tableaux, le verre, une vitre, joue son rôle dans la scène représentée. Mais ne dirait-on pas que toute peinture de Hopper interpose entre l’image et nous comme une vitre imaginaire ? La perception inconsciente de cet obstacle et de cette transparence conduit peut-être au fait que si souvent, et par analogie, on évoque son « silence ».

    Mais l’important, ici, est de montrer en Hopper un inventeur ; en sa peinture, la force d’invention. L’une de ses inventions, admirable, pourrait passer inaperçue: c’est lorsqu’il prend le parti de peindre une rue d’un point de vue frontal ; et pour cela, il choisit des toiles plus allongées que d’ordinaire. Exemple de cette frontalité : Early Sunday Morning (« Dimanche matin de bonne heure », 1930). Il semble qu’il n’y ait rien que la banalité d’une rue, avec, pourtant, le berlingot d’une enseigne de coiffeur, vertical, planté sur le trottoir, spirale immobile en mouvement, poteau qui semble peint pour le plaisir des enfants ; pimpant comme le mât central d’un manège… Et peut-être ce goût et ce sens de la frontalité lui vient-il, qu’il le sache ou non, de la Vue de Delft.
    Qu’y a-t-il d’étrange dans cette composition ? C’est qu’on ne voit jamais, presque jamais, une rue, le côté d’une rue, de face : il manque presque toujours le recul nécessaire, la distance indispensable au « point de vue ». On longe des façades, on ne les regarde pas de face, de loin. À la différence du « coin de rue », de cet angle, une rue droite est perçue dans son parallélisme, un côté gauche, un côté droit, le côté pair, le côté impair ; nous nous trouvons dans une espèce de canal, de chenal ; seul un quai, vu d’« en face », peut nous offrir le spectacle d’une pure suite de façades. Ainsi, chez Hopper, dans cette peinture, ce qui pourrait sembler la banalité même, l’image de la réalité, quotidienne, par ce « déplacement », insensible, imperceptible, une longue carte postale qu’on enverrait de New York atteint la vérité du rêve. Le paysage que forme cette moitié de rue, cette rue, est dans notre esprit plutôt que dans ce que nous pourrions voir, ce dimanche matin, si nous passions à cet endroit. Aussi
bien, la réalité de cette rue n’est pas sa réalité ordinaire, quotidienne : c’est un dimanche. La rue est déserte. L’affairement s’est retiré, comme la mer se retire. Seul demeure le lieu. Et de ce qui d’ordinaire est latéral Hopper fait une frontalité, un tableau, analogue à la scène d’un théâtre, à la toile de fond d’un théâtre, sans autre « action » que celle de la lumière sur le décor. L’homme n’est ici présent qu’allusivement.
    Hopper l’a dit lui-même, dans une de ses rares confidences ; peindre, dans une même toile, des éléments presque identiques, leur répétition, doit inciter le spectateur à imaginer, de part et d’autre, au-delà de la toile, cette répétition à l’infini. Il s’agit, en somme, d’une manière de dilater, dans l’esprit, une représentation, d’élargir la toile au-delà d’elle-même, d’enrichir ce qui est montré par ce qui est absent de l’image. Mais que serait cet « enrichissement », si ce qui est offert à notre regard est une espèce de pauvreté ? Jadis, des peintres, comme Patinir, en déployant plaines et collines, villes et villages, fleuves, forêts, routes et chemins, montagnes, estuaires, mer, jusqu’à l’extrême profondeur de l’horizon, nous offraient l’infini du monde. La perspective était une infinie corne d’abondance. Et cette infinité du monde visible pouvait apparaître comme le miroir du monde invisible, éternel ; sa promesse. Mais il s’agissait d’un lointain, d’une profondeur.
    Il en va tout autrement chez Hopper : montrer face à nous des façades sans grâce ni grande différence, c’est montrer la platitude de l’existence, l’ennui sans fin. Même l’espèce de totem bariolé, bleu, blanc, rouge, avec sa boule au sommet, devant la vitrine du coiffeur, du barbier, enseigne propre à l’Amérique,
n’égaie pas la rue, le décor, comme le ferait un carrousel forain, une balançoire dans un square. Même la fantaisie est

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