Edward Hopper, le dissident
banale, absurde, insipide. Pourtant, et c’est un beau paradoxe, le peintre connaît, à peindre ce lieu ingrat, la grâce de peindre, la grâce de la peinture. Et la grâce, pour nous aussi, l’emporte ici sur la disgrâce du lieu, son insignifiance. C’est, au fond, que rien n’est essentiellement insignifiant, rien n’est sans quelque beauté. Il est des peintres qui préfèrent la gloire des fleurs en gloire dans un bouquet, un vase ; et d’autres préfèrent les fleurs fanées, déchues, une jonchée mélancolique de pétales ; un vase ébréché plutôt que neuf. Des peintres qui préfèrent la ruine à l’apothéose. Le corps misérable au corps de l’athlète. Il ne s’agit pas seulement de goûts opposés, contraires, mais d’une orientation du cœur.
Au-dessus de la ligne horizontale et raide des toits, Hopper a peint une bande, bleue, de ciel : presque uniforme et identique à lui-même ; n’était, à droite, un certain éclaircissement de la couleur, une lumière ; la naissance du jour, l’ascension du soleil : Early Sunday Morning ; et cette clarté avive l’enseigne du salon de coiffure, éclaire la rue, joue avec le relief des façades. Mais cette bande bleu ciel ne va pas jusqu’au bord droit de la toile : au-dessus des toits, un carré presque noir la borne, carré dans le coin supérieur du tableau. C’est, au-delà de la rue, au loin, un gratte-ciel, laissant pourtant une ligne, un trait de ciel entre le haut de l’édifice et le bord de la toile. Décision et composition de peintre, parti pictural, cette suggestion d’une profondeur, d’un éloignement ? Il y a autre chose : l’opposition du bon vieux temps et du temps brutal de la vie moderne. Du même coup, nous prenons conscience que cette rue, banale, vit ; elle est, comme
toute la terre, théâtre du soleil, demeure et champ de la lumière. Oui, tout vit, même cette rue, et même un dimanche, où tout semble désert et déserté. Il y a la lumière, toujours ! Le peintre sera-t-il le seul à en avoir connaissance, et délice ? « Sunday » : jour du Soleil ! Dimanche, jour du Seigneur, qui se repose. Mais la lumière qu’il a créée, la lumière sa fille, se lève avec l’aurore et jouera jusqu’au soir, infatigable, changeant de lieu sur la terre, qui tourne, mais ne la quittant jamais d’une semelle, d’un regard, petite fille à la marelle, et passant d’un quartier à l’autre de notre terre comme nous mangeons une orange. L’ennui de cette rue n’était qu’une apparence. Finalement, ce poteau de couleurs, enseigne du barbier, signal d’un lieu cosmétique, et qui tourne, vif comme l’axe d’un manège – grosse toupie où l’on embarque, chevauche, navigue, rêve, cette statue carnavalesque dont une boule est la tête, cette quille, démesurée, seule de tout un jeu, est peut-être le centre de ce tableau : une espèce de palette qui répond, comme le cri du coq, à l’apparition du jour, à la distribution de la lumière. Colonne citadine élevée en l’honneur du cosmos, rite solaire, dimanche de la vie. Il n’est pas de monde sans axe du monde.
Souvent, le regard de Hopper sur la ville est d’un homme qui marche. Et qui regarde l’intérieur des maisons par les fenêtres parfois sans rideaux.
Et son regard peut se charger, légèrement, d’ironie, d’humour.
Drug Store , 1927. Une pharmacie, le soir, et sa vitrine. À gauche et à droite, ou, plutôt, à tribord et à bâbord, suspendus, des bocaux : l’un vert, l’autre
rouge ; leur forme peut évoquer le suppositoire. Cette pharmacie est un bateau de sauvetage dans la nuit ; un asile ; elle est fermée, cependant, et déserte. On ne voit pas bien les objets en vitrine. De longs rideaux, comme au théâtre, pendent et encadrent l’intérieur de la devanture ; ils pendent comme ceux d’une avant-scène ou d’un salon. Quel genre d’homme est ce pharmacien pour cajoler ainsi l’image de son commerce, donner un tel accent d’intimité à ce qui s’offre aux regards de la rue ? Un homme de l’ancien temps, très provincial. Mais c’est l’enseigne, publicitaire, en grosses lettres, qui est une raillerie, comme dans les comédies de Molière le clystère fait rire : « Prescriptions Drugs EX-LAX ». Théâtre, avec ses rideaux d’avant-scène, grand théâtre de l’occlusion intestinale! Drame et vaudeville de la constipation ! Comique douloureux de la colique !
Pourtant, c’est une
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