Elora
choix. Il n’y a pas de place pour nous ailleurs que dans ces montagnes, tu comprends ?
Petit Pierre éclata en sanglots contre le gilet usé de son père. Il comprenait. Et c’était là tout son malheur.
— Je… suis… pas… un… pesneux ! hoqueta-t-il.
Mathieu sentit son cœur se broyer, sa mâchoire se contracter.
— Non, tu ne l’es pas. Tu l’as bien assez prouvé ces temps derniers. Nous allons rentrer et je ferai avaler sa langue à ta mère si elle s’avise de le laisser encore supposer !
*
Elora s’était levée avant l’aube, omettant de réveiller Mayeul qui terminait sa nuit dans l’arrière-cuisine du castel de Bressieux. Nul ne l’avait entendue sortir du corps de logis. Pas davantage se faufiler dans la forêt qui jouxtait le domaine. C’était là, au milieu des arbres, qu’elle se sentait le mieux. En harmonie avec elle-même. Elle aimait cette lumière imperceptible qui habillait le silence. Il lui suffisait de lever les yeux vers les frondaisons encore plongées dans l’obscurité pour apercevoir ce léger voile de clarté que peuplait une nuée d’étoiles. Au moment précis où le jour s’immisçait, les senteurs se démultipliaient. La mousse exhalait un parfum plus musqué, les bois une odeur de résine que chaque écorce rendait particulière. La terre elle-même, soulevée sous ses pas légers, amenait des effluves de cèpes et de girolles. Elora était capable sans se tromper de reconnaître l’endroit d’où elle avait été arrachée. Souvent, Mayeul avait tenté de la prendre en défaut, par jeu. Il n’y était jamais arrivé. C’était cette sensibilité si singulière qui, comme nombre de ses facultés, lui avait permis jusque-là de communiquer avec les forces invisibles de la nature. Elle connaissait le langage des bêtes, la vibration des végétaux, celle des roches, des sources.
Et savait reconnaître le mal lorsqu’elle le sentait.
D’un pas sûr, Elora retourna vers la dépouille du messager. Dans quelques heures, Aymar de Grolée lui ferait donner une sépulture décente. Elle avait peu de temps. Elle aurait pu récupérer la flèche la veille, mais la proximité de Mayeul l’avait gênée. Pour certaines choses, Elora avait besoin d’être seule.
Il faisait noir dans le sous-bois, plus encore à cet endroit. Les fougères lui battaient la taille de leurs hautes feuilles frangées, pourtant la fillette retrouva le cadavre sans peine. À l’odeur de charogne s’ajoutait celle, reconnaissable, d’un renard. L’animal la laissa approcher, le nez en l’air, avant de fourrager de nouveau les côtes du malheureux.
Elora avança sa petite main. Sans crainte. Aucun animal ne la blessait. Loups et chiens sauvages se couchaient devant elle, quand ce n’étaient pas les rongeurs de toute espèce qui s’invitaient à sa caresse.
Elle récupéra la flèche, abandonna le renard à son festin, et s’en fut s’asseoir à quelques pas, contre le vent, pour ne pas être gênée par d’autres effluves.
Les yeux fermés, elle passa le bois sous ses narines, laissa venir les images.
En une fraction de seconde, elle se trouva plongée au cœur du drame. Suivit la course éperdue du messager, s’attarda sur l’homme qui bandait l’arc.
Cicatrice sur le visage, pouce gauche arraché… La flèche se fiche entre les omoplates du fugitif, il titube, s’effondre. Le meurtrier s’avance, tourne la tête. Des voix lui parviennent, proches… Elora reconnaît le martèlement d’un sabot, le timbre de son père adoptif qui répond au veneur. L’assassin hésite. Le messager est à l’abri des regards. Pas de la meute. L’assassin se précipite, tâtonne les poches de sa victime. S’impatiente. Se retourne en entendant un grognement. Un chien. Décide d’écarter l’animal qui le fixe méchamment avant qu’il donne l’alerte. Il abandonne le mourant, part en courant, talonné par le chien. Bande son arc tout en sautant par-dessus les arbustes. Se ramasse sur lui-même, laisse le chien bondir. Tire. La bête s’effondre dans un gémissement. Il s’en approche, l’achève d’un coup de poignard, la précipite dans une saignée de terre, jette des branches dessus. Repart à la course, disparaît.
Elora revint au présent. Privé de repères, le meurtrier n’avait visiblement pas retrouvé l’endroit de son crime lorsque le sire de Bressieux s’était éloigné. À moins qu’il n’ait cru qu’Aymar de Grolée avait découvert le
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