Elora

quoi cette histoire pouvait régler son problème, il en pressentait l’influence sur sa fragile existence. Il déglutit.
    — La Harpie les a tuées ?
    — Pour ce qui est d’Algonde et de l’enfant de la prophétie, oui, je l’ai hélas vérifié. Pour ta sœur, à dire vrai je n’en sais rien. Le château de Bressieux fut déserté longtemps de ses seigneurs, comme s’ils craignaient mes représailles ou celles de la Harpie. Quant à cette dernière, malgré mes recherches, elle a disparu sans laisser de traces. J’ai fini par admettre qu’elle avait emmené Elora avec elle. Mais j’ignore à quelles fins. Ta sœur avait d’étranges pouvoirs. Déjà tout bébé, il émanait d’elle une lumière bleue qui pouvait te transporter dans les airs. En fait, elle n’était que lumière…
    — Ouah ! lâcha Petit Pierre, malgré la tristesse poignante contenue dans cet aveu.
    Comme son fils, Mathieu aurait voulu ne garder en mémoire que son émerveillement, la première fois qu’il avait été confronté à la magie d’Elora. Très vite, trop vite, la vision du corps déchiqueté d’Algonde avait emporté dans l’horreur chaque seconde de ce bonheur-là.
    Il s’ébroua, pressé soudain d’en finir, de refermer sa carapace.
    — Nous nous connaissions bien, tous les trois, Fanette, Algonde et moi. Nous avons grandi ensemble au castel de Sassenage. Fanette était jalouse d’Algonde. Elle m’aimait et j’ai eu la faiblesse, dans un temps où Algonde me repoussait, de lui laisser croire que je la marierais. Seulement, entre-temps, Elora était née et c’est Algonde que j’ai épousée. Ta mère ne me l’a jamais pardonné. Elle s’est enfuie du castel.
    — C’est comme ça qu’elle a rencontré Villon ?
    — Oui. C’est aussi comme ça qu’elle est devenue méchante. Envers moi qui ai rejoint le campement quelques mois plus tard, et envers toi quand tu es né.
    — Elle dit que c’est à cause de Celma que tu ne veux plus d’elle.
    Mathieu lui frotta le crâne.
    — D’où tu tiens ça, toi ?
    — J’ai entendu la vieille Rabatelle le répéter à la Fanchon au moment de la lessive.
    Mathieu soupira.
    — Tu comprendras en grandissant, mon fils. Bien assez tôt, crois-moi. En fait, ce que je veux te dire, c’est qu’avec Villon nous avons laissé ta mère régenter notre communauté. Lui par amour pour elle, moi par lâcheté. On ne peut lui tenir rigueur des règles qu’elle a instaurées. Éliminer les témoins d’une embuscade en est une.
    Petit Pierre se raidit instinctivement. Son père l’avait ramené au cœur de son dilemme. Mathieu planta son regard borgne dans celui, tourmenté, de son fils.
    — J’ai de la haine au cœur, Petit Pierre. Mais jamais je n’aurais tué de sang-froid un innocent si cela n’avait été l’unique moyen de nous protéger tous.
    — Je ne comprends pas… se buta Petit Pierre.
    Mathieu lui empoigna les épaules.
    — Tu m’as souvent accompagné à la foire à Romans ou même à Grenoble.
    Le garçonnet hocha la tête.
    — Tous ces marchands que nous avons rencontrés, ceux auxquels nous avons offert à boire dans les tavernes pour connaître leur chargement et leur itinéraire, crois-tu que la fois suivante ils ne nous auraient pas reconnus si nous les avions laissés reprendre route sitôt détroussés ?
    Petit Pierre déglutit. Cette éventualité ne l’avait pas effleuré. Mathieu enchaîna :
    — C’est ce qui se passait avant que Fanette n’instaure cette règle de survie. Nombre des compagnons de Villon ont été pendus pour avoir fait preuve d’humanité. Depuis plusieurs années, notre communauté grandit en se moquant du prévôt. Notre cache est sûre, nos visages inconnus. Mais cela a un lourd prix. Voilà pourquoi j’estimais que tu n’étais pas prêt.
    Petit Pierre baissa la tête, rattrapé par la honte. Il comprenait, mais ne pouvait rien changer à ce qu’il ressentait. La vision du charretier égorgé bouleversait sa mémoire.
    — Il avait de la bonté dans le regard, murmura-t-il, les yeux embués.
    Mathieu le pressa plus fort contre lui.
    — Et une famille aussi sans doute. C’est pour ça que ta mère se charge toujours de les exécuter. Elle est la seule pour qui cela ne représente rien. Il faut accepter Fanette pour ce qu’elle est devenue, mon fils. Un être dépourvu de remords et d’amour. Tu dois apprendre à détourner les yeux de ce qui te déplaît parce que tu n’as pas le