En ce sang versé
précipité.
— Messire Venelle ? cria le sous-bailli, surpris.
Le bourreau examinait l’épaisse couche de neige fraîche de la nuit. Il leva le regard, détaillant les arbres dénudés, les troncs de bouleau dont l’écorce gris argenté se fendait, s’enroulant sur elle-même à la manière de feuilles de papier. Un épais silence les environnait, trop épais.
M. Justice se rapprocha à la hâte de son compagnon et marmonna entre ses dents :
— Nous sommes suivis, seigneur.
— Quoi ?
— Parlons bas. Un cavalier à vingt toises derrière nous. La neige étouffe l’écho de sa progression. À la profondeur et la largeur des empreintes, il s’agit sans doute d’un lourd roncin, voire d’un cheval de Perche. Un cheval ferré, donc pas un bourrin de pauvre paysan.
— Des bandits de chemins ?
— Possible, mais j’en doute. Ils se déplacent en bande plus nombreuse. Plutôt un… curieux, qui nous a faussé compagnie.
— Le pourchassons-nous ? suggéra Tisans dans un murmure.
— Non pas. Nous ne voulons pas le perdre et nous priver ainsi du bonheur à le rencontrer, ironisa Venelle. Feignons de nous en désintéresser.
D’une voix plus forte, il jeta :
— M’est avis que des bracons 3 nous ont précédés ce tôt matin. Poursuivons notre route, nous avons fort à faire.
Il se remit en selle et se porta à hauteur de Tisans, poursuivant doucement :
— De grâce, bavardons un peu en compères, afin que je tende l’oreille et que notre candeur rassure notre suiveur. Juste avant de quitter la forêt et de parvenir en Saint-Jean-Pierre-Fixte, à un quart de lieue à peine, je lancerai Fringant au galop, puis rebrousserai chemin afin de le surprendre par l’arrière.
— Ne croirait-on pas que vous voilà devenu le soldat de nous deux, releva sans méchanceté messire de Tisans.
— Non pas. Je ne suis que le tueur de nous deux.
Fidèle à son conseil, Hardouin se lança dans un panégyrique des œuvres de messire Grégoire de Tours 4 , à quoi Tisans lui répondit par l’éloge enflammé du roman Florence de Rome 5 , princesse à l’origine d’une guerre sanglante après que son père, Othon de Rome, eut refusé sa main au roi de Constantinople, un long texte en alexandrins. Aux aguets, Hardouin ne l’écoutait pas, d’autant qu’il connaissait le poème pour l’avoir lu dix fois. Il repéra vite le troisième crissement de fers dans la neige. Bien, l’anonyme escorte collait à leurs talons.
Arrivant au bout de ses engouements littéraires, Tisans s’épancha ensuite sur les difficultés qu’il rencontrait afin d’obtenir l’argent nécessaire à la réfection de l’hôtel de justice en Mortagne-au-Perche, jetant de fréquents coups d’œil à Hardouin qui l’encourageait de petits mouvements de tête.
— … deux larges fissures sont apparues au pignon ouest et menacent…
Soudain, l’étalon noir parut décoller du sol et partit à plein galop, tel une flèche.
Tisans vit le torse de l’homme se fondre à l’encolure du cheval, afin de l’alléger dans sa course folle. Il vit des paquets de terre neigeuse s’envoler sous les sabots. Il entendit le hurlement d’encouragement d’Hardouin pour son cheval :
— Sus ! Fringant, sus à lui !
— Ah ça, pas une mazette, commenta le sous-bailli pour lui-même, ne sachant trop que faire.
Il patienta ainsi quelques instants, puis, n’y tenant plus, lança sa monture au galop afin de rejoindre Justice de Mortagne, dont le cheval venait d’effectuer un large arc de cercle vers l’arrière.
Il le trouva accroupi, scrutant la neige. Non loin, l’étalon, sa tête noire de nuit environnée par la vapeur blanche de son haleine, ne semblait pas autrement incommodé par l’effort.
— Qu’en faites-vous ? lança Tisans.
Hardouin cadet-Venelle désigna la surface neigeuse dans laquelle se remarquaient nettement des empreintes de sabots et de semelles lisses.
— En effet, un cavalier, déduisit le sous-bailli.
— Ici, quelques empreintes de pas. Il a démonté. Là… regardez, ce balayage, comme si l’on avait traîné un houssoir 6 . Le bas d’une housse ou d’une cotte.
— Une femme ?
— Ou un homme portant mantel. Ou un moine, ou un notable peu friand de mode vestimentaire. En tout cas, pas un vil coupe-bourse. La fuite représentant souvent leur salut, ils ne s’embarrassent pas de nippes trop longues. Quoi qu’il en soit, il a décampé. Selon moi, pas pour
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