En ce sang versé
l’éternité. Tu m’as ôté le plaisir, le délice de t’étriper ! Je te hais. Tu as privé Dieu d’une de Ses plus belles, plus magnifiques créatures… rugit Arnaud de Tisans.
— Rejoignez-moi, à votre aise, ajouta doucement Hardouin et se dirigeant vers l’escalier de pierre.
De longues minutes s’écoulèrent. Lorsque Arnaud de Tisans, livide, les paupières irritées de larmes, avança vers lui, M. Justice de Mortagne eût été incapable de préciser où ses pensées l’avaient entraîné. Marie et encore Marie s’était mêlée à Mahaut, deux visages si similaires qu’il en avait le vertige.
— Le merci à vous, monsieur. Que faisons-nous maintenant ?
— Nous prévenons le prêtre. Qu’une maladie d’esprit ait ou non poussé le seigneur d’Ayon à attenter à sa vie, tout porte à croire qu’il a occis votre fille. Quant au cheval de Perche, il mérite des soins. Puis, nous nous rendrons chez cette Sylvine Brochet, courte visite, m’est avis. Ensuite, avec votre permission, nous filons à Nogent-le-Rotrou. Il me tarde tant d’intervenir dans l’arrestation de madame Mahaut, arrestation et, surtout, accusation abusives.
— Le seigneur Guy de Trais aura reçu ma missive.
— Messire de Tisans, soyez assuré que je comprends votre souhait, besoin, de demeurer seul avec vos pensées, vos souvenirs. Si le bailli de Nogent-le-Rotrou me reçoit grâce à votre entremise, je poursuivrai seul ma route pour cette fois. Cette affaire exige un esprit froid, lucide et peut-être retors. Je me détesterais de l’exiger de vous en pareilles circonstances.
En réalité, cadet-Venelle n’avait nulle envie de la collaboration de Tisans. D’une étrange et floue manière, il sentait qu’il ne pourrait mener sa tâche à bien que seul. Or, la vie de Mahaut de Vigonrin tenait à un fil.
Tout à son chagrin, à sa rage, l’autre crut à une réelle faveur inspirée par l’amitié. D’une voix faible, rugueuse des pleurs versés dans la cave, il déclara :
— Monsieur… Qui de nous deux a prononcé cette phrase d’une belle sagesse : pourquoi faut-il attendre les pires heures de notre vie pour déceler nos véritables amis ?
— J’ai oublié. Cependant, vous ou moi avions alors grand raison.
1 - Bouteilles, rarement en verre à l’époque.
2 - Sorte de tabouret assez bas, en général de forme triangulaire.
3 - Le suicide était considéré comme un crime, puni d’excommunication, le corps du suicidé étant pendu au gibet, ou traîné dénudé, et ses biens saisis, sa maison étant éventuellement brûlée. La pénalisation civile fut décidée par Charlemagne. Cependant, l’Église reconnut dès le début du XIII e siècle une exception qui méritait le pardon intégral : lorsque le suicidé était malade mental ou d’esprit faible. Il fallut attendre la Révolution pour que le suicide soit « dépénalisé » civilement, puis la loi de 1881 pour que cessent les distinctions entre les défunts « quelles que soient leurs croyances ou les circonstances entourant leur mort ». En 1965, l’Église autorisa les enterrements religieux pour tous les suicidés sans exiger de certificat médical attestant d’une maladie mentale ou de souffrances affreuses ayant justifié ce geste. Tout ceci explique les innombrables dissimulations tentées par les proches.
XXVI
Champrond-en-Perchet 1 , décembre 1305,
un peu plus tard
L e minuscule village paraissait avoir été frappé par un sortilège lorsqu’ils y parvinrent, tant un silence presque surnaturel y régnait. Pas âme qui vive dans les quelques ruelles, pas de chien errant, pas de poule téméraire évadée d’un enclos ou d’une courette.
Champrond-en-Perchet avait connu une certaine animation lors de la splendeur des Rotrou, qui se réunissaient non loin, au lieu-dit Des Salles, où s’élevait la résidence de chasse des comtes du Perche. L’extinction de la lignée directe, et donc de ses fiers mâles, avait emporté avec elle les cuirées 2 , les fêtes auxquelles se joignaient de belles dames, et les folles beuveries jusqu’à point d’heure entre représentants de la forte gent. L’entourage de monseigneur de Valois, bien plus friand de capitale et de chasses royales où il fallait être vu, ignorait même sans doute l’existence de ce lieu.
Ils contournèrent la petite église, construite trois siècles plus tôt 3 , désespérant de rencontrer un villageois qui puisse leur indiquer la
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